1759-06-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Balthazar Espeir de Chazel.

Je ne sçais, Monsieur, comment le recueil de rêveries ne vous est point parvenu; c'est un nommé Garrigan, Libraire d'Avignon, demeurant place St Didier, qui était chargé de vous présenter, ou de vous envoyer tote quelle coyonerie; comme ce Garrigan habite en Papimanie et moi en Papefigue, vous verrez qu'il se sera fait un scrupule de s'acquitter de sa commission, et qu'il aura craint d'être excommunié; il a pourtant reçu un ordre positif de la part des Imprimeurs de Genève nommés Crammer, et cet ordre a été réïtéré deux fois; c'est tout ce que je peux vous en dire au coin de mon feu au mois de Juin; celà est digne du climat maudit de Papefigue; ce n'est pas ainsi que le beau soleil de Languedoc vous traitte, mais aussi Dieu nous a donné de beaux ombrages et de bon bois pour nous chauffer, et tout bien payé je ne quitterais pas les bords de mon lac Leman pour un autre païs; je compte surtout pour beaucoup d'être le maître absolu dans mes terres; le Roy m'a accordé un beau brevet par lequel il me confirme toutes les franchises dont elles jouïssaient sous mes prédécesseurs les suisses, de sorte qu'excepté le droit de ressort je suis entièrement libre.
Cependant si j'avais encor un peu de vigueur je sens que je ferais un petit voyage pour vous voir vous et vôtre beau païs. Ce serait grand domage que les anglais vinsent vous y faire une visite; on dit que leur méchant compatriote Mr le Maréchal de Thomond est assez dénaturé pour les en empêcher, et qu'il a eu la malice de rendre toutes les côtes inabordables; vous boirez en sureté vos vins muscats; je vous dois vraiment de très humbles remerciements de celui que vous m'avez envoyé; le maudit Genevois à qui on l'a adressé n'a point voulû les lâcher qu'il n'eût une Lettre d'avis, et si cette Lettre ne vient point il dit qu'il le boira. Cependant je vais envoyer à Genêve, et je lui ferai montrer l'article de vôtre Lettre où vous dites que ce vin change de couleur dans les chaleurs, je vous jure qu'il n'y a rien à craindre. Mr Fize a raison de vous défendre le caffé, vous avez le sang Languedochien, le feu prendrait aux poudres. Pour moi je n'ai le sang que Parisien; il faut que chacun se conduise suivant son tempéramment; on vit et on meurt à merveille de quelle façon qu'on s'y prenne; Il y a quarante ans qu'on me dit que je n'ai pas quatre jours à vivre. Adieu mon cher et ancien camarade, tant que je vivrai je boirai du caffé et je vous aimerai.

V. t. h. ob. str

le suisse V.