1759-04-20, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

J'espère, mon cher solitaire suisse, que vous aurez votre brevet pour votre terre, mais je suis astreint à des formes de me des requêtes sur cet objet, d'autant plus que cette expédition ne me regarde pas, parce que je n'ai point de provinces dans mon département, au lieu que m. Rouillé avait le Dauphiné, ce qui le mit dans le cas d'expédier le brevet du président de Brosse.
Je ne vous fais tout ce narré ennuyeux que pour vous prouver que je ne néglige pas ce qui vous intéresse. J'ai fait connaître au roi la façon dont vous vous êtes conduit à l'occasion de la pièce de vers du roi de Prusse, mais je n'ai pas mis sous les yeux de sa majesté cette pièce; je crois qu'il est inutile que les rois connaissent qu'ils ont des confrères assez petits et assez indécents pour faire d'aussi mauvais vers. Le roi de Prusse n'est pas meilleur poète qu'il n'est valeureux guerrier; cependant sa qualité de roi, son ambition, son désir extrême de gloire et la peine qu'il se donne pour que l'on croie qu'il en mérite, fera que quelques imbéciles lui accorderont l'universalité des talents; mais les gens sensés et d'un vrai mérite laisseront après eux des monuments qui anéantiront le clinquant qui environne ce prince et ne laisseront voir que son cœur. Dans cette situation l'aspect ne sera pas favorable au roi de Prusse.

Je n'imagine pas qu'il ait la hardiesse de faire imprimer son ode, ni de la divulguer; en tout cas, je vous envoie la réponse que je ferai imprimer sur le champ; elle n'est peut-être pas mieux faite que la sienne, mais elle a le mérite de la vérité, car celui qui l'a fait pense exactement tout ce qu'il a écrit, et l'on est vrai quand on pense ce que l'on dit. Si vous pouviez faire parvenir au roi de Prusse le conseil d'anéantir sa production, je crois que c'est ce qu'il y aurait de plus honnête; au reste nous ne craignons pas plus cette guerre là que celle qu'il fait à l'impératrice.

L'on dirait, à l'audace des écrits de sa majesté prussienne que ce prince a l'âme forte; vous la connaissez, elle est bien éloignée d'être imprimée d'un tel caractère; il ressemble à ceux qui chantent dans les rues parce qu'ils ont peur, et sûrement, malgré ces vers, il ne sait pas encore comment finira pour lui la tracasserie qu'il a formée en Europe et qui, par notre patience et la solidité de notre puissance, devrait écraser le pot de terre.

Adieu, mon cher solitaire, je vous embrasse de tout mon cœur, et vous laisse le maître de faire passer à s. m. p. tout ce que je vous écris en vous renouvelant mes éloges et mes remerciements de la manière honnête dont vous vous êtes servi dans cette occasion pour prouver que vous êtes bon Français et bon sujet du roi.