1759-03-06, de Jean Pierre Le Resche à Baron Albrecht von Haller.

Monsieur,

Je viens de recevoir avis que Mr De Voltaire dans une lettre qu'il vous addresse Monsieur, m'apostrophe en ces termes 'Un nommé Verleche ou Lerveche, ci devant Précepteur de Mr Constant, est l'autheur d'un Libelle sur feu Saurin.
Il est Ministre dans un Village, je ne sai où, près de Lausanne, il m'a écrit 2 ou 3 Lettres Anonimes, sous votre nom. Tous ces gens sont des misérables &c'. S'il se fût borné à ce ton de mépris dont il croit me maltraiter, je n'en prendrais aucune allarme, s'addressant à un Philosophe Chrétien qui juge des Choses en elles mêmes, je n'aurois pas craint d'être dégradé dans son Esprit, pour être qualifié, d'un nomé, d'un ci devant Précepteur, d'un Ministre de Village, d'exister dans un lieu qui n'est point marqué dans sa Mappemonde, il ne sait où. Est-il donc donné à tous d'avoir de la Célébrité? Et où en seroit-on si l'obscurité étoit un juste sujet d'insulte? en tout cas je m'en consolerois avec tant d'honnêtes gens à qui il importe fort peu que leur nom soit connu, estropié, ou ignoré par Mr Arouët. Mais il me charge de deux Imputations que je ne puis souffrir, puis qu'elles me valent de sa part la qualification de misérable. L'une m'intéresse infiniment auprès de vous Monsieur. Il vous dit que je lui ai écrit 2 ou 3 L. sous votre nom; & Coment ose t-il me taxer d'un aussi infâme manège? Coment juge t-il ainsi ceux qu'il ne connoit point? Depuis quand ma probité lui est elle devenue suspecte? M'a t-il oui peindre sous d'aussi noires Couleurs dans la maison Constant où je n'ai jamais été Précepteur come il le dit? S'il savoit qu'il n'est jamais sorti de ma plume aucune pièce anonime, pas même pour les Journaux, où l'on peut paroitre sans signer son nom, lui viendroit-il dans l'esprit, que j'aie pu prendre le nom d'autrui, & un nom que l'Europe entière admire & vénère? Et puis quand on veut se couvrir d'un masque, n'en prend-on pas un qui nous aille? et quelle extravaguance auroit-ce été à moi de prendre le nom de l'Illustre Chancelier de Goëtinguen? aurois je pu faire un seul pas qui ne décelât le travestissement? Monsieur De Voltaire si vous Connoissiés celui dont vous parlés vous ne lui disputeriés pas un peu plus de sens Comun! En vérité tout ceci m'a bien l'air d'une pure tracasserie.

Je vous supplie donc Monsieur, de me permettre de lui demander ces Lettres qu'il prétend que je lui ai écrites sous votre nom, à moins que vous ne voulussiés bien vous même, Monsieur les lui demander directement; Que s'il refuse de les envoier, il faudra les mettre au rang de ces fictions Poëtiques, heureux & noble fruit de son Imagination! On voit déjà qu'il en tient le pinceau mal assuré. 2 ou 3 lettres anonimes dit-il, eh! quand on pousse si fort les hauts Cris, on ne manque guère d'articuler au juste le nombre des flèches dont on est atteint.

Quant à l'autre imputation dont il me charge, d'être l'autheur de la pièce qu'il lui plait d'appeller Libelle Contre feu Saurin elle ne me tient nullemtà cœur vis à vis de lui, il n'y a rien à sa Charge qui doive la faire désavouer de personne, & lui même dans sa Phillipique ne s'en plaint qu'avec les accens d'un home qui quoiqu'il se glorifie souvent d'aimer les femes & le Vin, se fâche très sérieusement quand on lui dit qu'il est un adultère & un Ivrogne; mais cette brochure ne vient pas de moi & il n'y a pas de la délicatesse à se laisser parer de ce qui appartient à autrui.

Il y a d'ailleurs dans cette pièce un Episode qui ne me plait nullement, j'ai véritablement souffert de la manière dont on y met sur la scène trois Pasteurs qui méritoient plus de Considération & si cela étoit venu d'un Confrère il auroit été inexcusable. Ce n'a donc pas été sans un vif Chagrin que j'ai appris les bruits qui me l'attribuoient, & que je vois aujourd'hui Mr De V. l'affirmer si décisivement. Il en a apparement les preuves! je le prierai de les fournir.

Ces bruits m'avoient déjà obligé d'écrire à Mr D'Arnay la lettre dont j'ai l'honneur de vous joindre ici Monsieur, une Copie. Quadrera t-elle encore avec ces prétendues Lettres Anonimes, que je dois avoir écrites à Mr De V? Celui qui ne craint pas de se montrer & de se nomer, sur ce dont Mr De V. feint de se gendarmer si fort, l'accusation de Déisme & d'Irreligion, ira t-il l'attaquer par de misérables souterreins?

Toute la part, au reste Monsieur, que j'ai eue dans cette affaire a été une suite de mon office. Come Doien je n'ai pu me dispenser de donner avis au V. Colloque de Lausanne de la manière indécente dont Mr De V. avoit faux filé le nom de 3 Vén: Pasteurs dans un Article & dans un Ouvrage où la Religion est traitée le plus Cavalièrement pour ne rien dire de plus, afin que ces 3 Messieurs fussent exhortés à se hâter de lever le juste scandale de leur Certificat & de son emplacement. Que si ma demande a déplu à M. De V. & à ses adhérens, je trouve ma consolation & ma justification dans ces paroles autant lumineuses que respectables il vaut mieux plaire à Dieu qu'aux homes.

J'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect

Monsieur

Votre très humble & très obéissant serviteur

Le Resche Past de Chebres & Doien