aux Délices 29 xbre [1758]
Je vous remercie très humblement monsieur de vos vins et de vos plans.
Voylà un bel exemple que vous donnez à mr le président de Brosses. Il me doit quatre mille seps pour que je luy fasse boire après ma mort du vin de Bourgogne du cru de Tourney. Il m'a vendu cette terre à vie, et j'y ay mis pour première condition qu'il me ferait bourguignon, et que je luy planterais quatre mille bois tortus du meilleur. Si vous le voyez monsieur ayez la charité en digne compatriote de le gronder de n'avoir pas regardé cette promesse de vigne comme son premier devoir. Le temps est beau et la terre est preste. Ne doutez pas monsieur que je n'aye d'abord écrit à l'ami Tronchin, et quand je ne l'aurais pas fait, il n'en obéirait pas moins ponctuellement à vos ordres.
Vous êtes trop bon monsieur d'avoir demandé tant de grâces pour moy. Je suis pénétré de reconnaissance. Je me flatte que Mg le comte de la Marche me daignera donner quelque délay, car je n'ay trouvé dans la terre de Ferney que du délabrement, et des procez.
Permettez moy monsieur de vous importuner icy d'un procez au quel je dois prendre part. Il a été jugé à la chambre des enquêtes entre un curé de Moin, notre voisin, le plus grand, le plus dur, le plus infatigable chicaneur de la province, homme riche, homme doublement et triplement en état de faire du mal, comme étant prêtre, riche et processif, entre ce curé di je d'une part, et les pauvres de Ferney de l'autre, pauvres de nom, pauvres d'effet et pauvres d'esprit. Aussi le traitre ne leur laisse que le roiaume des cieux. Il s'agissait d'une dixme de novailles, ou novales, d'une bruière défrichée par leurs mains il y a cent soixante ans. Cela produit dix écus de rente. Il leur a fait pour 1500lt de frais, et il exige en curé d'enfer, en prêtre de Belzebuth, ces 1500lt, de malheureux qui n'ont rien, et qui n'ont pu ensemencer leur terre cette année. Quoy Monsieur des pauvres qui ont dû plaider in forma pauperum seront ils mis en prison comme il les en menace, pour ne pouvoir donner à cet homme avide le reste de leur sang? ne peuvent ils présenter une requête au parlement pour obtenir des délais? n'en donnez vous pas tous les jours à des débiteurs? Au nom de l'humanité, monsieur, mandez moy je vous en conjure si la chose est possible, et daignez protéger des pauvres prèts à déserter un pays abandonné.
Recevez la tendre reconnaissance et le respect de votre très humble et très obéisst serviteur
Voltaire