1758-10-17, de Pierre Michel Hennin à — Täscher.

Je ne sçais pas où vous avez pris tout tant que vous êtes qu'un Voyageur vous doive envoyer des volumes tandis que vous lui faites àpeine la grâce d'un billet tous les deux mois.
C'est apparament un de vos préjugés Parisiens dont votre paresse vous cache le ridicule.

J'ai passé plusieurs jours avec Voltaire, mais je n'ai pas voulu loger chez lui parceque je me suis fait une loy de ne loger chez personne. Tu veux sçavoir l'impression qui m'est restée de lui je te le dirai mais pour toi seul car je serois très fâché que ceci pût lui revenir.

M. de Voltaire est dans un état à faire craindre que deux ou trois années ne soient tout ce qui lui reste à vivre. Ses coliques fréquentes, ses insomnies, ses affaisements subits dénottent un vice dans les intestins que l'usage continuel des remèdes ne fait peut être qu'irriter. Ceux qui attribuent les inégalités de son humeur à d'autres causes qu'à sa santé se trompent. Il suffit pour s'en convaincre de le voir dans un moment de gaiëté et ces moments ne sont pas rares. Je les lui ai vus au milieu d'une foule de gens qu'il n'avoit jamais vus et qu'il conduisoit avec satisfaction dans tous les bosquets de son Jardin. Sa conversation est intéressante sans être soutenüe. Il ramène tout à deux ou trois points généraux, objet perpétuel de ses déclamations et de ses bons mots, Les Rois, les Prêtres, les jugements de la multitude. Sa mémoire luy fournit à chaque instant des traits dont l'application fait maxime, et à l'entendre on le jugeroit l'homme du monde le plus détaché des préjugés; mais il ne faut pas le suivre longtems pour voir qu'il tient beaucoup à ceux mêmes qui altèrent le plus le bonheur de la vie. Qui croira que cet homme que ses talents ont si fort élevé audessus de la sphère commune rougit de n'être qu'homme de lettres; s'occupe de sa fortune avec 80 m.lt de rente et poursuit avec un acharnement puérile ceux qui par sottise ou par méchanceté ont attaqué ses ouvrages. Ce ne sont cepandant pas là les seuls contrastes qu'on découvre en luy. Il ne parle qu'humanité et croit au R. d. P. qu'il loue et déchire tour à tour. Il décrie la France qui l'aime pour exalter l'Angleterre qui l'a méprisé; doute de tous les faits qu'on lui allègue et en soutient qui n'ont aucun fondement; vante Geneve où il s'ennuye, prêche l'athéisme et tremble à l'aspect de l'avenir. Avec tout cela je crois que si ceux qui ont vécu avec lui ont eû à s'en plaindre, ç'a été leur faute. Je l'ai trouvé très honête, écoutant même les sots, point exigeant et parlant assez peu de lui même.

On est très bien reçu chez lui à toute heure et les Nièces m'ont rappellé l'aisance de nos sociétés de Paris. A la figure prez elles sont fort aimables. Sa table est servie avec abondance et délicatesse et je crois que vû la chèreté du Pays et son goût pour les bâtiments, il dépense à peu prez ses revenus. Je n'ai point vû la maison de Lausanne où il passe l'hyver; celle de St Jean qu'il appelle ses Delices est jolie et beaucoup mieux meublée qu'il ne convient à une Campagne. Tous les étrangers y sont reçus et il n'y a guères de jour où il n'y en vienne par douzaines. C'est ce dont je crois qu'il pourroit se débarasser sans que personne y trouvât à redire, mais il est comme son cher disciple qui compte les voix et ne les pèse pas. Tout ce monde là parle et c'est là la gazette.

Je l'ai trouvé occuppé à augmenter et corriger son hist. Universelle. Il a raccommodé depuis peu une Tragédie que vous pourrez voir à Paris l'hyver prochain, ainsi qu'une Comédie intitulée la femme qui a raison. Ceux qui ont vû ces pièces n'en sont pas émerveillés.

J'aurois beaucoup de particularités à joindre à ceci. Je les réserve pour le tems où nous nous reverrons, aussi bien crois-je que j'aurai quelque jour besoin d'exemples pour te ramener au goût de la sage médiocrité dont il me semble qu'on a juré de te ravir la douceur….