aux Délices 2 décembre [1757]
Mon cher et respectable ami dès que vous m'eûtes écrit que celuyqui miscuit utile dulci, voulait bien se souvenir de moy, je lui écrivis pour l'en remercier.
Je crus devoir luy communiquer quelques rogatons très singuliers qui auront pu au moins l'amuser. J'ay pris la liberté de luy écrire avec ma naïveté ordinaire, sans aucune vüe quelqu'elle puisse être. Il est vray que j'ay une fort singulière correspondance mais assurément elle ne change pas mes sentiments et dans l'âge où je suis, solitaire infirme, je n'ay et ne dois avoir d'autre idée que de finir tranquilement ma vie dans une très douce retraitte. Quand j'aurais vingt cinq ans et de la santé je me garderais bien de fonder l'espérance la plus légère sur un prince qui après m'avoir arraché à ma patrie, après m'avoir forcé par des séductions inouies à m'attacher auprès de luy, en a usé avec moy, et avec ma nièce d'une manière si cruelle.
Touttes les correspondances que j'ay ne sont dües qu'à mon barbouillage d'historien. On m'écrit de Vienne et de Petersbourg aussi bien que des pays où le Roy de Prusse perd et gagne des batailles. Je ne m'intéresse à aucun événement que comme français. Je n'ay d'autre intérest et d'autre sentiment que ceux que la France m'inspire. J'ay en France mon bien et mon cœur. Tout ce que je souhaitte comme citoyen et comme homme, c'est qu'à la fin une paix glorieuse vange la France des pirateries anglaises et des infidélitez qu'elle a essuiées; c'est que le roy soit pacificateur et arbitre, comme on le fut aux traittez de Vestphalie. Je désire de n'avoir pas le temps de faire l'histoire du csar Pierre, et quelque mauvaise tragédie avant ce grand événement.
Si vous pouvez rencontrer mon divin ange la personne qui a bien voulu vous parler de moy, dites luy je vous prie que j'aurais été bien consolé de recevoir deux lignes de sa main par les quelles il eût seulement assuré ce vieux Suisse des sentiments qu'il vous a témoignez pour moy.
Savez vous que le roy de Prusse a marché le 10 novembre au général Marshall qui allait entrer avec quinze mille hommes en Brandebourg et qui a reculé en Luzace? Vous pouriez bien entendre parler encor d'une bataille. Ne cessera t'on point de s'égorger? Nous craignons la famine dans notre petit canton. Un tremblement de terre vient d'engloutir la moitié des villes Açores dont on m'avait envoié le meilleur vin du monde. La reine de Pologne vient de mourir de chagrin. On se massacre en Amérique. Les Anglais nous ont pris vingt cinq vaissaux marchands. Que faire? Gémir en paix dans sa tannière et vous aimer de tout son cœur.
V.