aux Délices 18 may [1757]
J'ay admiré mon cher et ancien ami la bonté de votre âme dans le compte que vous avez daigné me rendre des aventures de mademoiselle de Pontieu.
Mais je n'ay pas été moins surpris de la netteté de votre exposé dans un sujet si embrouillé. On ne peut mieux raporter un mauvais procez. Vous auriez été un excellent avocat général. J'ay tardé trop longtemps à vous remercier. Je n'ay nulle envie de me mettre actuellement dans la foule de ceux qui donnent des pièces au public. Il est inutile d'envoyer son plat à ceux qu'on crêve de bonne chère. Je ne veux présenter mes oiseaux du lac Leman que dans des temps de jeüne.
Vous savez d'ailleurs qu'on n'est pas oisif pour être un campagnard. Il vaut bien autant planter ses arbres que faire des vers. Je n'adresse point d'épître à mon jardinier Antoine. Mais j'ay assurément une plus jolie campagne que Boylau, et ce n'est point la fermière qui ordonne nos soupers. J'ay eu la curiosité autrefois de voir cette maison de Boylau. Cela avait l'air d'un fort vilain petit cabaret borgne, aussi Despréaux s'en défit il, et je me flatte que je garderai toujours mes Délices. J'en suis plus amoureux plus la raison m'éclaire. Je n'ay guères vu ny un plus beau plein-pied, ny des jardins plus agréables, et je ne crois pas que la vüe du Bosphore soit si variée. J'aime à vous parler campagne car ou vous êtes actuellement à la vôtre, ou vous y allez. On dit que vous en avez fait un très joli séjour. C'est dommage qu'il soit si éloigné de mon lac.
Je me flatte que la santé de Mr l'abbé du Rénel est raffermie, et que la vôtre n'a pas besoin de l'être. C'est là le point important. C'est le fondement de tout, et l'empire de la terre ne vaut pas un bon estomac. Je soufre icy bien moins qu'ailleurs, mais je digère presque aussi mal que si j'étais dans une cour. Sans cela je serais trop heureux. Mais madame Denis digère et cela suffit. Vous m'avouerez qu'elle en est bien digne après avoir quitté Paris pour moy. Bonsoir mon cher et ancien ami.
J'ay toujours oublié de vous demander si les trois académies dont Fontenelle était le doyen ont assisté à son convoy. Si elles n'ont pas fait cet honneur aux lettres et à elles mêmes, je les déclare barbares.
V.