1756-11-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

La vie est un songe, mon ancien ami; madame de La Poplinière vient donc de finir le sien; je rêve encore un peu, mais je suis bientôt à bout.
Nôtre grand Tronchin aurait guéri vôtre amie; il a rendu la santé à madame Fontaine, mais il n'en a pas fait autant à son oncle; je suis perclus pour le présent de la moitié du corps; j'ai engagé monsieur le Duc de Villars à venir se faire guérir ici d'un petit Rhumatisme; nous l'avons crevé de Truittes & de gélinottes, il s'en est retourné dans sa Provence avec la santé d'un athlète. Il n'en est pas de même de vôtre ancien ami, je ne suis plus qu'une Ombre Paralitique. Il est triste de s'en aller pour jamais chacun de son côté sans se revoir. Si l'envie vous prend de faire un pélérinage pour vôtre santé, et de venir prendre des Lettres de vie, signées Tronchin, je vous Hébergerai dans mon château de Gaillardin aux Délices, ou à Mont-riond, je vous voiturerai, je vous crêverai. Qu'allez vous devenir à présent? Logerez vous chez la fille du Comte de Rochester, ou chez monsieur de La Poplinière, ou chez les moines de Saint Victor?

Envoyez moi toujours Philippe Cinq, et ce bonhomme Derham, joignez y ce qui vous plaira de curieux; je ne sçais actuellement quels livres vous demander, je suis si malade que je ne peux plus guères lire, et je fais plus de cas d'une prise de Rhubarbe que de L'Enéïde, je ne crois pas même avoir la force de lire les Excommunications de vôtre Archevêque, ni les Solécismes de la Sorbonne; on dit qu'elle a mis suplicaturi, pour, suplicaturos, mais qu'ils soient ridiculi, ou, ridiculos, celà ne m'importe guères. Mandez moi quels beaux Legs madame de La Poplin[iere] vous a laissés, et quelle belle nouvelle action son mari a faite.

Si vous m'envoyez une cargaison de Livres, adressés là par la diligence à monsr Robert Tronchin, banquier à Lyon.a Adieu, bon soir, je n'en peux plus. En vérité il faudrait revoir ses vieux amis. N'avez vous pas par hazard soixante ans! et moy 62? allons, allons.

V.