1756-04-22, de Louis César de La Baume Le Blanc, duc de La Vallière à Voltaire [François Marie Arouet].

Je vais répondre avec le plus grand plaisir du monde, mon cher Voltaire, à toutes les questions que vous me faites: commençons par le moins intéressant, et le plus aisé.
J'habite toujours Mont-Rouge; je suis comme Proserpine, juste la moitié de ma vie à Versailles, l'autre moitié dans ma retraite délicieuse à tous égards; jamais un moment à Paris; je ne vais plus à Champs; il m'est impossible, à la vie que je mène, d'en jouir, et je le regarde précisément comme une maîtresse qui serait allée s'établir au nouveau monde. Il se pourrait quelquefois qu'il m'en revînt des images agréables, mais je ne m'en croirais pas moins dans le cas d'en prendre une autre. Quant à l'abbé de Voisenon, hélas! dans ce moment-ci c'est une brebis égarée; l'amour me l'a ravi. Plus épris qu'un jeune écolier, il ne quitte plus l'objet de sa tendresse, et je crains d'autant plus pour sa santé que je ne crois point du tout qu'elle soit d'accord ni avec son ardeur ni avec son bonheur. Deux accès d'asthme ne me l'ont point encore ramené; il touche au troisième et je le reverrai: mauvais moment, comme vous voyez, pour lui proposer ce que je désire; et puis, à tout seigneur tout honneur.

Passons au plus intéressant. Un rayon de la grâce a éclairé, mais sans ivresse; quelques changements médiocres en sont le seul témoignagne. On ne va plus au spectacle, on a fait maigre trois jours de la semaine, pendant tout le carême, mais sous la condition qu'on n'en serait point incommodée. Les moments qu'on peut donner à la lecture sont vraisemblablement employés à de bons livres; au reste, la même vie, les mêmes amis, et je me flatte d'être du nombre; aussi aimable qu'on a jamais été, et plus de crédit que jamais. Voilà la position où l'on est, et qui fait qu'on voudrait des psaumes de votre façon. L'on vous connaît, on vous a admiré, et l'on veut vous lire encore, mais l'on est bien aise de vous prescrire l'objet de ses lectures. Ainsi, je vous le répète, il faut que vous nous donniez une heure par jour, et bientôt vous verrez que vous aurez satisfait et à nos désirs et à votre réputation. Je vous le dis encore, et en vérité sans fadeur, de tout temps vous avez été destiné à faire cet ouvrage. Vous vous le devez et à nous aussi, et c'est une marque d'attention à laquelle le bon prophète sera très sensible; je le serai aussi très sincèrement à cette preuve d'amitié de votre part, et j'en attends incessamment les heureux essais.

A l'égard de l'opéra prussien, de la fin de la Pucelle que vous m'avez promise, et des autres choses que vous me faites espérer, envoyez les à Genève, à m. Vasserot de Châteauvieux, il me les enverra par le premier ballot qu'il m'adressera. Je vous demande deux exemplaires de vos deux poèmes avec les notes, l'un pour madame de Pompadour, l'autre pour moi. Envoyez les moi par la poste avec une première enveloppe à mon nom, et par dessus une autre à m. de Malesherbes, premier président de la cour des aides. Il est accoutumé à en recevoir beaucoup pour moi. Vous feriez bien d'y joindre un ou deux psaumes, je vous en remercie d'avance.