1756-01-06, de François Tronchin à Voltaire [François Marie Arouet].

Je n'ai quitté ma Bisantine que Lors que mon rabot glissoit sans mordre: Et vous jugés bien que si sur L'effet qu'avoit produit sur moi même une simple Lecture j'y ai déjà fait d'assés grandes Corrections, je la retoucherois encore avec bien plus d'amour et de confiance si j'avois des guides qui me deviennent d'une nécessité indispensable, car je vous déclare de bonne foy que, par moi même, je ne sais pas faire mieux, et lors que le génie s'est épuisé sur un sujet vouloir encore tirer du cerveau ce qui n'y est pas c'est gâter ce qu'on cherche à rendre meilleur: Et c'est ordinairement ce qui, décousant un tout dont les parties sont homogènes, fait de ces habits d'Arlequin bons pour la friperie.
Tous les changemens que vous pourrés juger convenables, il est phisiquement impossible qu'ils ne me plaisent pas, parce qu'ils seront toujours raisonnés et combinés avec l'ensemble du Tableau; et l'ardeur nécessaire que j'aurai à m'en embellir pourra les faire réuissir. Peintre, je sens que si j'avois été conduit par Raphael et le Correge j'aurois eu cette précieuse émulation qui seule produit les bonnes choses. Je sens que pour cela il faudroit que vous eussiés le Tableau même sous les yeux et moi à côté pour recueillir vos idées; je le souhaitrois ne fusse que pour passer des momens délicieux: Et en attendant ne trouveriés vous point convenable d'envoyer à votre ami une espèce d'extrait de ma précédente Lettre, en en retranchant tout ce que vous croirés ne pas convenir et accompagnant le reste de quelques unes de ces sages réflexions sur l'esprit dans le quel on doit examiner un ouvrage &c.? Et en le priant de vous marquer les objets précis des corrections dans les quelles le Tribunal pourroit persister après de plus mûres réflexions; car il est impossible d'assoir des idées qui demandent des combinaisons, sur une première lecture, c'est vous seul ensuite mon cher ami, que je veux pour juge; tout ce que vous trouverés bon sera fait et pour tout ce où mes forces ne pourront atteindre je proffiterai avec empressement et reconnoissance de vos cordiales prévenances.