1755-09-07, de Jean Jacques Rousseau à Voltaire [François Marie Arouet].

C'est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards: En vous offrant l'ébauche de mes tristes réveries, je n'ai pas cru vous faire un présent digne de vous, mais m'acquiter d'un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à nôtre Chef.
Sensible d'ailleurs à l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnoissance de mes concitoyens, et j'espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore lorsqu'ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Eclairez un Peuple digne de vos leçons, et vous qui savez si bien peindre les vertus et la liberté, Aprenez nous à les chérir dans nos murs comme dans vos Ecrits; tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire et de l'immortalité.

Vous voyez que je n'aspire pas à nous rétablir dans nôtre bétise, quoique je regrette fort pour ma part le peu que j'en ai perdu. A vôtre égard, Monsieur, ce retour seroit un miracle si grand qu'il n'appartient qu'à Dieu de le faire, etsi pernicieux qu'il n'appartient qu'au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes, personne au monde n'y réussiroit moins que vous: Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres.

Je conviens de toutes les disgrâces qui poursuivent les hommes célèbres dans la Littérature. Je conviens même de tous les maux attachés à l'humanité, qui paroissentlt indépendans de nos vaines connoissances. Les hommes ont ouvert sous eux mêmes tant de sources de misères que quand le hazard en détourne quelcune, ils n'en sont guères plus heureux. D'ailleurs, il y a dans le progrès des choses, des liaisons cachées que le vulgaire n'apperçoit pas, mais qui n'échapperont point à l'oeil du Philosophe, quand il y voudra réfléchir. Ce n'est ni Cicéron, ni Virgile, ni Seneque, ni Tacitequi ont produit les crimes des Romains et les malheurs de Rome. Mais sans le poison lent et secret qui corrompoit insensiblement le plus vigoureux gouvernement dont l'histoire fasse mention, Ciceron, ni Lucrèce, ni Salluste,ni tous les autresn'eussent point existé ou n'eussent point écrit. Le siècle aimable de Lelius et de Terence amenoit de loin le siècle brillant d'Auguste et d'Horace, et enfin les siècles horribles de Seneque et de Neron, de Tacite et de Domitien. Le goût des sciences et des arts nait chez un Peuple d'un vice intérieur qu'il augmentebientôt à son tour, et s'il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l'espèce, ceux de l'esprit et des conoissances, qui augmentent nôtre orgueil et multiplient nos égaremens, accélèrent bientôt nos malheurs: Mais il vient un tems où le mal est tel que les causes mêmes qui l'ont fait naitresont nécessaires pour l'empêcher d'augmenter: C'est le fer qu'il faut laisser dans la playe, de peur que le blessé n'expire en l'arrachant. Quant à moi, si j'avois suivi ma prémière vocation et que je n'eusse ni lu ni écrit, j'en aurois sans doute été plus heureux. Cependant si les Lettres étoient maintenant anéanties, je serois privé de l'uniqueplaisir qui me reste: C'est dans leur sein que je me console de tous mes maux: C'est parmi leurs illustres enfansque je goute les douceurs de l'amitié, que j'apprens à jouïr de la vie et à mépriserla mort; Je leur dois le peu que je suis, je leur dois même l'honneur d'être connu de vous: Mais consultons l'intérest dans nos affaires et la vérité dans nos Ecrits: Quoi qu'il faille des Historiens, des Philosophes et de vraissavans pour éclairer le monde et conduire ses aveugles habitans, si le sage Memnon m'a dit vrai, je ne connois rien de si fou qu'un peuple de sages.

Convenez en, Monsieur; s'il est bon que de Grands Génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions; si chacun se mêle d'en donner, où seront ceux qui les voudrontrecevoir? Les boiteux, dit Montagne, sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l'esprit les âmes boiteuses. Mais en ce siècle savant on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le Peuple reçoit les écrits des sages pour les juger et non pour s'instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins. Le Théâtre en fourmille, les Caffés retentissent de leurs arrêts, les quais regorgentde leurs Ecrits, et j'entens critiquer l'orphelin, parce qu'on l'applaudit, à tel Grimaud si peu capable d'en voir les défauts qu'à peine en sent-il les beautés.

Recherchons la prémière source de tous lesdésordres de la société: Nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plusque de l'ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or quel plus sûr moyen de courrir d'erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout? Si l'on n'eût prétendu savoir que la terre ne tournoit pas, on n'eût point puni Galilée pour avoir dit qu'elle tournoit; si les seuls Philosophes en eussent réclamé le titre, l'Encyclopédie n'eût pointété persécutée. Si cent Mirmidons n'aspiroientà la gloire, vous jouiriez paisiblement de la vôtre, ou vous n'auriez au moins que des adversaires dignes de vous.

Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs qui couronnent les grands talens. Les injures de vos ennemis sont le cortège de vôtre gloire comme les acclamations satyriques étoient celui destriomphateurs. C'est l'empressement que le public apour tous vos ouvrages qui produit les vols dont vous vous plaignez: Mais les falsifications n'y sont pas faciles, car le fer ni le plomb ne s'allient point avec l'or. Permettez moi, Monsieur, de vous le dire par l'intérest que je prends à vôtre repos et à nôtre instruction: Méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu'à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées, et qui vous oseroitattribuer des écrits que vous n'avez point faits, tant que vous continuerez à n'en faire qued'inimitables?

Je suis sensible à vôtre invitation, et si cet hiver me laisse en état d'aller au Printems habiter ma patrie j'y profiterai de vos bontés, mais j'aimerois mieux encoreboire de l'eau de vôtre fontaine que du lait de vos vaches, et quant aux herbes de vôtre verger, je crains bien de n'y en trouver guéres d'autresque le Lotos qui convient mal auxbêtes, et le Moly qui empêche les hommes de le devenir.

Je suis de tout mon coeur et avec respect, Monsieur, Vôtre très humble et très obéissant serviteur.

J.J. Rousseau