1755-07-19, de Alexis Piron à Alexis Piron.

Le rival du cygne de Mantoue, le cygne du lac de Genève, vient de nous chanter un petit air à sa façon.
C'est Voltaire qui, dans une épître, nous célèbre son entrée dans son château qu'il appelle la maison d'Aristippe et les jardins d'Epicure. La liberté, la paix et l'amitié sont, dit il, les trois divinités qui l'habitent avec lui. C'est être bien hospitalier que d'héberger chez lui les trois inconnues qui ne lui furent et ne lui seront jamais rien. Il s'en loue extrêmement: à d'autres! Ce n'est que pour nous faire tous crever d'envie. Il voit, dit il, de ses fenêtres, Ripaille, ancien ermitage d'Amédée de Savoie, où du milieu de ses amis, des femmes et de la bonne chère, il parvint à la papauté; sur quoi notre nouvel ermite s'écrie pieusement:

Dieux sacrés du repos, je n'en ferais pas tant;
Malgré les clefs dont la vertu nous frappe,
Si j'étais ainsi pénitent,
Je ne voudrais pas être pape.

Et à propos de sa liberté que, dit il, il a recouvrée là, il apostrophe celle de tous les gouvernements de l'Europe. Ainsi nous voyons sur cet article là tout notre continent en balance avec la légèreté de Voltaire qui l'emporte. Comtes, marquis, ducs, présidents à mortier, mitres d'or à deux sommets pointus, rois et saints pères, tout cela passe en revue devant ce grave Aristippe, et ne pèse pas un petit bourgeois de Genève. Laissons le sur le bord de ce lac, aussi tranquille que le lac sur lequel, par parenthèse, il ne laisse pas de s'élever parfois de gros orages, et philosophons nous mêmes sur la perte que nous faisons d'un aussi bon citoyen. Consolons nous en dans l'espérance de nous entendre souvent dire à l'oreille par nos colporteurs à la porte des Tuileries: Epistola beati Voltarii ad, etc.

Je lui donnerais matière à une jolie épître, s'il me consultait. Le voilà prêt à mourir civilement pour l'Académie: ce serait qu'en forme de testament, par une jolie épître, il résignât sa place d'académicien à notre ami Trublet, que cela ressusciterait, car il est comme mort d'impatience. J'ai beau l'encourager sur le mauvais état de la santé de mon bon ami, l'évêque de Mirepoix et sur les cent ans du sien, cela l'apaise bien pour un moment; mais tous ces beaux homicides en l'air ne guérissent rien. Ce n'est qu'un petit calmant dont l'effet ne dure guère. La fièvre recommence avec des redoublements qui mettraient à quia tous les Falconnets du monde. Mon susdit bon ami et celui de l'abbé ne s'en hâtent pas d'un pas: interim partitur injustus.

Convenons donc que si Voltaire était un homme qui sût aussi bien donner que prendre, et qu'il lui cédât la place vacante, jamais œuvre de miséricorde n'eût été mieux à la sienne.

Ma foi, il me prend envie, pour vous faire rire, d'envoyer au titulaire cette lettre toute faite. Bien entendu que le public en serait le porteur, comme de raison. Je gage que cette lettre là vous ennuierait moins que celle-ci.