1755-06-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon très cher ange j'ay reçu touttes vos lettres à la Chine.
Je suis enfoncé dans le pays où vous m'avez envoié. Je recuis vos magots, et vous les aurez incessamment. Soyez bien sûr que cette porcelaine là est bien difficile à faire. La fin du quatrième acte et le comencement du cinquième étaient intolérables: et baucoup de choses manquaient aux trois autres. Il est bon d'avoir abandonné entièrement son ouvrage pendant quelques mois. C'est la seule manière de dissiper cette malheureuse séduction, et ce nuage qui fait voir trouble quand on regarde les enfans qu'on vient de faire. Je ne vous réponds pas d'avoir substitué des bautez aux défauts qui m'ont frappé. Je ne vous réponds que de mon envie de vous plaire et de l'ardeur avec la quelle j'ay travaillé. Vous verrez si mes massons, d'un côté, et de sèches histoires de l'autre m'ont encore laissé quelque faible étincelle d'un talent que tout doit avoir détruit. Ce que vous me dites de Mahomet m'engage à vous parler d'Oreste. Croiriez vous que c'est la pièce dont les gens de lettres sont le plus contents dans les pays étrangers? Relizés la je vous en prie et voiez si on ne pourait pas la faire rejouer. Votre crédit mon cher ange pourait il s'étendre jusques là? Je sçai que les comédiens sont gens un peu difficiles. Mais enfin s'ils veulent que je fasse quelque chose pour eux, ne feront ils rien pour moy? J'ay chez moy actuellement le fils de Fierville. Il y a de quoy faire un excellent comédien, et s'il ne veut pas jouer tous les mots, il jouera très bien. Il a de la figure, de l'intelligence, du sentiment, surtout de la voix, et un amour prodigieux pour ce malheureux métier si méprisé, et si difficile.

Je vous prie mon cher ange de m'écrire par Monsieur Tronchin, banquier à Lyon. Je vous conjure de ne pas imaginer que je songe à ce que vous savez. On n'y songe que trop pour moy. Ce Grasset a aporté un exemplaire de Paris. Un magistrat de Lauzane l'a vu, l'a lu, et me l'a mandé. L'Allemagne est pleine de copies. Vous savez qu'il y en â dans Paris. Vous n'ignorez pas que Mr le duc de la Valiere en a marchandé une. Il n'y a point encore une fois de libraire qui ne s'attende à l'imprimer, et peutêtre actuellement ce coquin de Grasset fait il mettre sous presse la copie infâme et détestable qu'il a aportée. Je ne me fie point du tout à ses sermens. J'ay sujet de tout craindre. En vérité je me remercie de pouvoir travailler à notre orphelin dans des circomstances aussi cruelles. Mais vous m'animez, vous me consolez, il n'y a rien que vous ne fassiez de moy. made Denis vous fait mille tendres compliments, elle mérite le petit mot par le quel j'ay terminé mon lac. Adieu mon cher ange. Mes respects à toutte la société angélique.

V.

Si ce n'est luy c'est donc son frère, mais c'est luy qui est le loup.

Nb. On avait oublié de cacheter votre dernière lettre enfermée sous l'enveloppe de Mr Mallet, et il y a des P. qui font trembler. Je vous conjure de m'écrire par mr Tronchin à Lyon.