à Colmar 6 octobre [1754]
Mon cher ange j'ay assez de justice; et dans cette occasion cy, assez d'amour propre pour croire que vous jugez bien mieux que moy.
C'est déjà baucoup; c'est tout pour moy, que vous et made Dargental et vos amis vous soyez contents. Mais en vérité les personnes que vous savez ne le seront point du tout. Les partisans éclairez de Crébillon ne manqueront pas de crier que je veux attaquer impudemment avec mes trois bataillons étrangers, les cinq gros corps d'armée romaine. Vous croyez bien qu'ils ne manqueront pas de dire que c'est une bravade faitte à sa protectrice. Et dieu sait si alors on ne luy fera pas entendre que c'est non seulement une bravade mais une offense et une espèce de satire. Comme vous jugez mieux que moy, vous voyez encor mieux que moy tout le danger, vous sentez si ma situation me permet de courir de pareils hazards. Vous m'avouerez que pour se montrer dans de telles circomstances, il faudrait être sûr de la protection de la personne à qui je dois craindre de déplaire. Si malheureusement les allusions, les interprétations malignes faisaient l'effet que je redoute on en saurait aussi mauvais gré à vos amis et surtout à vous qu'à moy. Je suis persuadé que vous avez tout examiné avec votre sagesse ordinaire. Mais l'événement trompe souvent la sagesse. Vous ne voyez point les allusions parce que vous êtes juste; le grand nombre les verra très clairement parce qu'il est très injuste. En un mot ce qui peut en résulter d'agréments est bien peu de chose. Le danger est très grand, les dégoûts seraient affreux, et les suittes bien cruelles. Peutêtre faudrait il attendre que le grand succez du triumvirat fût passé. Alors on aurait le temps de mettre quelques fleurs à notre étoffe de Pequin, on pourait même en faire sa cour à la personne qu'on craint, et on préviendrait ainsi touttes les mauvaises impressions qu'on pourait luy donner. Vous me direz que je vois tout en noir parceque je suis malade. Madame Denis qui se porte bien pense tout comme moy. Si vous croyez être absolument sûr que la pièce réussira auprès de tout le monde et ne déplaira à personne, mes raisons, mes représentations ne valent rien. Mais vous n'avez aucune sûreté; et le danger est évident. Vous seriez au désespoir d'avoir fait mon malheur et de vous être compromis en ne cherchant qu'à me donner de nouvelles marques de vos bontez et de votre amitié. Songez donc à tout cela mon cher et respectable amy. Je veux bien du mal à ma mauditte histoire universelle qui ne m'a pas fourni encor un sujet de cinq actes. Je n'en ay trouvé que trois à la Chine. Il en faudra chercher cinq au Japon. Je crois y être, en étant à Colmar mais j'y suis avec une personne qui vous est aussi attachée que moy. Nous parlons tous les jours de vous. C'est le seul plaisir qui me reste. Adieu, mille tendres respects à toutte la hiérarchie des anges.
V.