1754-04-27, de Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck à Voltaire [François Marie Arouet].

J'attends très impatiament, Monsieur, les Empereurs que vous me promettez et je les recevray avec la plus grande reconnoissence.
Mais je ne suis pas en estat de répondre métodiquement à la dernière lettre que j'ay eu le plaisir de recevoir de vostre part, à cause qu'elle a passé de mes mains, dans les mains les plus illustres. Vous ne devineriez jamais où elle est parvenue, et si vous le deviniez, vous n'en seriez pas fâché.

Les gazettes vous disent à Strasbourg, et vous ne m'en dites rien. Je fais des voeux pour que vostre séjour en Alsace soit encore prolongé pour quelque temps. Ceci est un second Engime, qu'il ne dépend pas de moy de vous expliquer. Je ne suis pas mal mistérieuse aujourd'huy, et ma lettre a un peu de l'air de la Clavicule de Salomon, à laquelle personne n'entend rien. Mais je pense comme Sancho Dieu m;entend, et cela suffit.

Si c'est me la Duchesse de Gotha qui vous a Tué, vous serez réduit malgré vous à exercer l'une des plus belles vertus Chrestiennes, celle d'aimer vostre meurtrier: Elle vous le rend bien se me semble, et je m'aperçois qu'elle ne parle du grand Voltaire qu'avec une sincope de Tendresse.

Je n'ose plus vous parler de la Psse de Zerbst, qui cependant vous estime et vous admire tout aussi sincèrement. Vous avez donné la pome à l'autre, mais je me figure toujours, que si vous aviés pu connoitre mon héroïne, vous auriez, au moins, partagé vos suffrages dont l'une et l'autre me paroissent très jalouses.

J'ay mille Compliments à vous faire d'un de nos plus honnestes gens d'ici, et qui est bien de vos amis, qui ne c'est pas démenti un moment et qui vous regrete bien souvent avec moy. C'est de mr Achard que je parle. Il est malade depuis tout l'hivert. Je vous le dis puisque vous l'en aimerez d'aventage, si vostre goust pour les valétudinaires continue encore.

Nous avons vu représenter, au jour de naissence de la Raine mère, L'opéra de Semiramis. La Copie, quoi que foible, conserve encore d'assez grandes beautez pour ne pas faire rougir l'original. Je n'entends pas assez l'italien pour juger du prix des vers, l'on a assez ce me semble conservé les plus belles pensées du dialogue, et le tissu de la pièce. S'il estoit permis à une partisanne aussi zélée que je la suis de la musique Françoise de juger de l'italienne je vous dirois que je n'ay guerre trouvé de sentiment dans la Composition, je n'ay presque point esté atendrie, moy qui la suis, quand je relis la tragédie pour la centième fois.

C'est cependent encore un des meilleurs opéras, à tout prendre, que j'ay vus de Graun. Il y a un récitatif assez beau, pour les airs ils sentent la rouille du génie d'un auteur qui c'est épuisé.

On n'est occupé présentement ici, que de L'opéra Comique arrivé à Potsdam. Les Dames d'ici y vont et soupent chez le Roy. La Divinité s'humanise avec les foibles mortels.

Ne vous rebuttez point de me donner de vos nouvelles, quoi que mon Comerce soit assez ennuyeux, mes sentiments méritent que l'on ait de la tolérance, et le perroquet d'Enee n'est pas le seul Estre raisonnable, qui souvent quoi qu'il ne dist rien, n'en pensoit pas moins. Je ne seray pas toujours énigmatique comme aujourd'huy, mais Contez que je vous seray toujours dévouée, avec toute la sincérité d'une bonne et franche Westphalienne.

C. S. B.