à Colmar 29 février [?1 March] 1754
Mon ancien ami, quand on écrit d'un bout de l'univers à l'autre, il faut mander son adresse.
Votre souvenir me console beaucoup. Mais ce que vous me dites des yeux de madame Dudeffant me fait une peine extrême. Ils étaient autrefois bien brillants et bien beaux. Pourquoi faut il qu'on soit puni par où l'on a péché? eh quelle rage a la nature de gâter ses plus beaux ouvrages! Du moins made Dudeffant conserve son esprit qui est encore plus beau que ses yeux. La voilà donc à peu près comme made de Stall, à cela près, qu'elle a, ne vous déplaise, plus d'imagination que made de Stall n'en a jamais eu. Je la prie de joindre à cette imagination un peu de mémoire, et de se souvenir d'un de ses plus passionnés courtisans, qui s'intéressera toute sa vie à elle.
Je ne sais pas quelle est la paix dont vous me parlez. Ni mon cœur ni ma bouche ne firent de paix avec un homme qui m'avait trompé et qui payait par une ingrate jalousie les soins que j'avais pris de l'enseigner et les sacrifices que je lui avais faits. Les visions cornues des géants disséqués aux antipodes et des malades guéris par des pirouettes &a n'ont été assurément que des prétextes. Je ne regrette d'ailleurs rien de ce que je méprise. Je ne regrette que mes amis et ma sensibilité ne s'est portée douloureusement que sur les traitements barbares qu'un Denis de Syracuse a fait indignement souffrir à une Athénienne qui vaut beaucoup mieux que lui. Les nouvelles qu'on me mande de la littérature ne me donnent pas une grande envie de revoir Paris. Le siècle de Louis XIII était encore grossier, celui de Lous XIV admirable et le siècle présent n'est que ridicule. C'est une consolation qu'il y ait des gens qui pensent comme vous, mais vous ne ramènerez pas le goût qui est perdu.
On a débité sous mon nom une édition barbare d'une prétendue histoire universelle. Il faut être libraire hollandais pour imprimer tant de sottises, et abbé français pour me les imputer.
Adieu, je vous embrasse philosophiquement et tendrement.
V.