Au château de Potsdam, 8 décembre [1751]
Vous me croirez paresseux, mon cher confrère, mais c'est parce que je ne le suis point que j'ai été si longtemps sans vous écrire.
J'étais occupé à finir mon essai du Siècle de Louis XIV, à tâcher de vous imiter et de mériter votre suffrage et vos bontés. Il s'est glissé beaucoup de fautes tant de ma part que de l'éditeur, et je fais des cartons. J'ai pris la liberté de vous voler la liste des maréchaux de France et des ministres que j'ai mise à la suite de l'ouvrage. Elle est suivie d'un catalogue de presque tous les artistes qui ont immortalisé ce siècle en tant de différents genres. Je vous supplie de jeter les yeux sur une petite partie de ce catalogue et de renvoyer ensuite ces deux feuilles à mme Denis. J'avais, comme vous le voyez, prévenu cet énorme abbé Lambert, et je crois ne penser ni écrire comme lui. Franchement son gros livre déshonore la nation qu'il a cru honorer; mais des barbouilleurs ont beau défigurer les grands hommes et peindre des pygmées à côté d'eux, les pygmées disparaissent, les barbouilleurs sont oubliés et les grands hommes restent.
A propos de grands hommes, il est triste que le roi de Prusse ait supprimé la vie de son père dans l'histoire de Brandebourg; mais vous m'avouerez, monsieur, que les trois dissertations sur la religion, les mœurs, le gouvernement de son pays, sont d'un vrai philosophe, et que Salomon, Marc Aurèle et Julien n'eussent pas mieux fait. Au reste, je n'ai d'autre part aux ouvrages de cet homme très extraordinaire que celle d'avoir fait avec lui mon métier d'académicien et d'avoir servi à perfectionner en lui la connaissance de notre langue. C'est un faible mérite auprès du génie.
Je ne sais si on lui pardonne d'avoir comparé l'électeur, son bisaïeul, à Louis XIV. On ne connaît en France cet électeur que pour avoir été surpris et bien battu par le maréchal de Turenne, et pour avoir été contraint malgré tous ses artifices à recevoir une paix honteuse. Mais cet électeur, qui a dans Berlin le nom de grand, a fait réellement de grands biens à son pays, et par là cette comparaison devient excusable dans la bouche de celui qui d'ailleurs l'a si prodigieusement surpassé.
Cet homme singulier doit être cher à votre ministère pour avoir abaissé la maison d'Autriche, affaibli l'Empire, changé la face de l'Allemagne et tenu la balance du nord. Il doit l'être à tous les êtres pensants par sa philosophie libre, par la culture des lettres, et surtout aux Français puisqu'il a appris d'eux seuls à penser et à écrire. Il a donné une telle vogue à notre langue qu'elle est devenue la langue générale du nord, et qu'on vient d'établir une académie française à Copenhague. Un officier poméranien qui a servi longtemps en Russie, et qui est actuellement à Potsdam, y compose en français l'histoire des dernières révolutions de la Russie. Il fera connaître le premier une nation qui est bien plus redoutable qu'on ne pense. Enfin, monsieur, je vous assure que j'habite Sparte devenue Athènes, et cette nouvelle Athènes n'est qu'une colonie de Paris. Vous seriez peut-être étonné aux soupers du roi de croire être chez vous.
Comme nous sommes ici fort libres, permettez moi d'user de cette liberté pour ne point croire la réponse de Louis XIV à l'ambassadeur Stairs. Dans tout le reste je me range sous vos étendards.
Je vous supplie de vouloir bien faire quelque commémoration de moi à m. d'Argenson et à m. de Paulmy. Ils m'honoraient autrefois d'un peu de bonté, et s'ils daignaient se souvenir de moi avec quelque prédilection, je regretterais trop ma patrie.
J'ai lu avec bien de la satisfaction, dans l'excellent discours de M. d'Alembert, ces paroles remarquables: On nuit plus au progrès de l'esprit en plaçant mal les récompenses qu'en les supprimant. Peut-être trouverait on dans cette réflexion des raisons pour justifier ma retraite si les bontés, les biens, les honneurs dont me comble un grand roi, et la vie très libre dont je jouis, je ne dis pas dans sa cour, mais dans sa maison, ne me justifiaient pas.
Cependant, mon cher et illustre confrère, croyez que malgré la petite vengeance que j'ai prise en me rendant heureux, malgré une liberté plus entière à la table d'un si grand roi que dans des soupers anglais, malgré tous les agréments attachés à la faveur d'un souverain, je vous regrette très sincèrement; je vous voudrais à Potsdam, ou bien le roi de Prusse à Paris. Mme la marquise du Deffand m'inspire les mêmes sentiments. Ayez la bonté, je vous en prie, de lui présenter mes respects. Elle n'a guère de serviteur ni plus éloigné ni plus attaché. Je lui souhaite une meilleure santé que la mienne. Je suis si malade, je deviens si faible que je ne peux guère soutenir d'autre vie que celle de Potsdam, c'est à dire une liberté parfaite pour mon régime, et une suppression entière des moindres devoirs. Avec cela je traîne gaiement. Adieu, monsieur, vivez aussi heureux que vous méritez de l'être. Qu'un bon estomac soit le prix etc. Conservez moi une amitié dont j'ai grand besoin, même en jouissant, j'ose le dire et répéter sa propre expression, de celle dont m'honore un homme qui aura dans la postérité le nom de grand. Songez que vous irez aussi à la postérité.