à Potsdam le 15 aoust [1751]
Vraiment je reconnais toutes vos grâces françaises, et toutte la politesse du plus aimable homme de l'Europe, aux galanteries que vous dites à un pédant prussien dans le temps que ce pédant écrit contre vous.
Le roy de Prusse vous rend hommage, et moy je vous contredis. Vous m'acablez de bontez dans votre gloire tant vous êtes au dessus de mes critiques. Cependant vous vous doutez bien monsieur que je suis votre admirateur pour le moins autant que le roy de Prusse. Il vous lit, il vous estime comme il le doit. Mais moy je vous lis, je vous étudie et je vous sçai par cœur. Jugez donc s'il vous plait avec quel vrai respect je prends la liberté de n'être pas de votre avis sur deux ou trois bagatelles. Comme il y a grande aparence qu'on imprimera tous les ans votre livre qui est le livre de tous les temps, ainsi que vous êtes l'homme de touttes les heures, je vous prie de mettre 8000 hommes au lieu de 20000 à la bataille de Narvas. Rien n'est plus vray, rien n'est plus connu. Charles 12 avec vingt mille hommes n'auroit alors rien fait d'extraordinaire en batant quatrevingt mille sauvages dont la moitié etoit armée de bâtons ferrez. Les choses sont bien changées. Les russes sont devenus formidables, même par la discipline. Je vous demande encor en grâce d'adoucir par un on dit cette réponseétonnante de Louis 14 aux très justes remontrances du comte de Stairs. Car le fruit de la conversation fut de faire cesser les ouvrages de Mardik, démolis depuis dans la régence.
Mr de Gourville assure que Mr Fouquet sortit de prison quelque temps avant sa mort. Je me souviens de l'avoir entendu dire à feu madame la duchesse de Sully, sa belle fille. C'est un bel exemple du peu de cas qu'on fait des malheureux qu'on n'ait jamais sçu où est mort un homme qui avait été presque le maitre du royaume. Voylà mes grands griefs contre un livre, où je trouve plus d'anecdotes vraiment intéressantes, plus de connaissance des loix et des mœurs, plus de profondeur, plus de raison, et de finesse que dans tout ce qu'on a écrit sur l'histoire de France; et cela avec l'air de donner des dattes, des noms et des colonnes.
Il est vray monsieur que vous valez mieux que votre livre; et c'est ce qui fait que je vous regrette, même dans la cour de Marc Aurèle. Je comptais avoir le bonheur de vous revoir incessamment et de faire ma cour à madame du Deffant, mais j'ay bien peur que les charmes de mon héros, et quelques études où je me livre ne m'arrêtent. Plus j'avance dans la carrière de la vie, et plus je trouve le travail nécessaire. Il devient à la longue le plus grand des plaisirs, et tient lieu de touttes les illusions qu'on a perdues. Je vous en souhaitte, des illusions. Adieu monsieur, conservez moy une bonté, une amitié qui est pour moy un bien très réel. Je vous suplie d'ajouter à cette réalité celle de me conserver dans le souvenir de madame du Deffant. Nous n'avons pas icy grand nombre de dames, mais mon Marc Aurèle aurait beau rassembler les plus aimables, il n'en trouverait point comme elle. C'est ce qui fait que nous avons pris notre party de renoncer aux femmes. Je n'ose vous suplier de présenter mes respects à M. le comte d'Argenson. Je ne suis pas homme à luy causer le mondre petit regret. Mais il m'en cause beaucoup, et il ne s'en soucie guère. Ne faites pas comme luy. Regardez moy comme l'habitant du nord qui vous est le plus attaché.
V.