[c. 12 December 1750]
Madame,
Votre altesse royale a grande raison, il faut avoir du bon temps.
Les princes et les moines n'ont que leur vie en ce monde. Ce ne sont pas des régiments qui rendent heureux, c'est de passer doucement les vingt quatre heures du jour et cela est plus difficile qu'on ne pense; le grand turc s'ennuye à Constantinople, c'est pourtant une belle ville. La situation de Bareith n'est pas si riante, mais l'esprit et les grâces embellissent tout. Eh bien madame, puisqu'il faut dire les gros mots, que ferez vous avec votre esprit et vos grâces, si votre altesse royale n'a pas une demi douzaine de gens de mérite pour sentir le vôtre? C'est une idée bien raisonable de mettre quelques voix de plus dans votre concert. J'ay écrit encor deux fois au marquis d'Adhémar. Point de réponse encor. Il faut qu'il soit enchanté chez quelque Armide. J'écris une lettre fulminante à ma nièce, il faut qu'elle use de son autorité et qu'elle désenchante Adhemar pour l'envoyer plus enchanté à vos pieds. Mais madame il faudroit deux Adhemars, deux Grafigni, des recrues de plaisir. Je jure par mon sincère attachement à vos altesses royales que si j'avois pu aller à Paris je vous aurois amené des recrues, non pas des blancs becs, non pas de sots faiseurs de vers ampoulez, mais bonne compagnie, mais gens dignes de vous faire leur cour. Ah madame il me passe quelque fois des romans par la tête. Je me dis, si pendant les mois de novembre, de décembre, de janvier où le roy a assez de monde, on pouvoit aller rendre ses respects à sa divine sœur, si pendant que j'y viendrois de l'orient ma nièce y venoit de l'occident! Et puis des opéra, des tragédies nouvelles; cela ne vaudroit il pas mieux que d'aller en Italie? Madame je vous préfèrerois à st Pierre de Rome, à la ville sousterraine, au pape. Cela est il impossible? Je n'en sais rien. Je vis au jour la journée, je travaille au siècle de Louis 14 soir et matin, je fais un grand tableau de la révolution de l'esprit humain dans ce siècle, où l'on a commencé à penser depuis les alpes jusqu'au mont Crapat. Cela pourra amuser le loisir de votre Altesse royale. Mais je veux chasser de ma tête mon roman de Bareith, car rêver qu'on a un trésor, et se réveiller les mains vides, cela est trop triste. J'écris tout cela au son du tambour et des trompettes et de mille coups de fusil qui assourdissent mes pacifiques oreilles. Cela est bon pour Federic le grand. Il lui faut des armées le matin, et Apollon l'après midy. Il a tout: il quarre des bataillons et des périodes. Dureste chaque frère est dans sa cellule paisiblement, mr de Rothembourg toujours malade, Maupertuis aussi, frère Pelnits un peu triste, moy toujours malingre, toujours travaillant, toujours plein de l'envie de faire ma cour à vos altesses royales.
Seroit il permis, saufle respect, de ne pas oublier mr de Montperni? Le papier manque, point de place pour les très profonds respects. Qu'importe?
V.