1749-08-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Nous l'attendons avec impatience ce présent dont mon illustre confrère nous veut bien flatter, ce livre qu'il faudra réimprimer tous les ans, celuy de tous les livres où l'on a dit le plus de choses en moins de paroles, qui soulage la mémoire, qui éclaire l'esprit, où tout est peint d'un trait, et d'un trait profond, plein de recherches singulières, de véritez utiles, de réflexions qui en font faire, de ce livre que j'aime à la folie.

Je vous demande pardon d'avoir oublié mon saint Paul, mais je luy aurois fait la même objection qu'à vous; et je soupçonne qu'on l'a mal traduit en cet endroit. C'est ce qu'assurément je ne vérifieray pas. Mais en attendant que j'aye sur cela une conversation profonde avec mon voisin dom Calmet, j'achèveray s'il vous plaît mon Catilina, que j'ay ébauché entièrement en huit jours. Ce tour de force me surprend et m'épouvante encore. Cela est plus incroyable que de l'avoir fait en trente ans. On dira que Crebillon a trop tardé, et que je me suis trop pressé. On dira tout ce qu'on voudra. Les plus grands ouvrages ne sont chez les Français que l'occasion d'un bon mot. Cinq actes en huit jours, cela est très ridicule. Je le sçai bien mais si on savoit ce que peut l'entousiasme, et avec quelle facilité une tête malheureusement poétique, échauffée par les catilinaires de Ciceron et plus encor par l'envie de montrer ce grand homme tel qu'il est, avec quelle facilité di-je, ou plutôt avec quelle fureur une tête ainsi préparée et toutte pleine de Rome, idolâtre de son sujet et dévorée par son génie, peut faire en quelques jours ce que dans d'autres circomstances elle ne feroit pas en une année, enfin si scirent donum dei, on seroit moins étonné. Le grand point c'est que la chose soit bonne, et il ne suffit pas qu'elle soit bonne. Vous aimez Brutus, cecy est cent fois plus fort, plus grand, plus rempli d'action, plus terrible et plus patétique. Je voudrais que vous eussiez la bonté de vous en faire lire les premières scènes dont j'ay envoyé la première ébauche à mr Dargental. Cela n'est pas encor limé, mais je me flatte que vous y reconnaîtrez Rome comme je reconnais la France dans votre charmant ouvrage. Je me meurs d'envie de vous plaire. Lisez ce commencement je vous en prie, tout informe qu'il est, et voyez si j'ay vangé Ciceron.

Vous me ferez, mon cher confrère, un plaisir extrême de faire savoir à notre confrère l'abbé Leblanc combien je m'intéresse à luy, et combien je désirois qu'il fût des nôtres. On me fait, je croi, des tracasseries avec ses protecteurs, tandis que je ne suis occupé que des intrigues de Cethegus et de Lentulus.

Voyez les méchantes gens, et ceux qui ont fait imprimer les lettres de Roussau n'ont ils pas encor fait là une belle action? On m'impute aussi je ne sçai quel livre dont le titre est si long que je ne m'en souviens pas. Mais qu'importe, pourvu que vous aimiez une tragédie, où le génie de Rome s'explique sans déclamation, où la terreur n'est pas fondée sur des avantures romanesques, où l'insipide galanterie ne déshonore point l'art des Sophocles? En voylà trop pour Rome. Je reviens à la France, à votre livre que vous avez la bonté de nous donner. Madame du Chastelet vous en fait les plus tendres remerciments. Vous pouvez l'envoyer à mon adresse à Lunéville chez monsieur de la Reiniere, qui est le grand maître de mes postes et le grand contresigneur de tous mes paquets, si mieux n'aimez vous servir du nom de M. Dargenson. Tout comme il vous plaira, mais envoyez nous nos amours.

Permettez que je vous prie de me protéger toujours auprès de madame du Deffend? Elle ne sait pas le cas que je fais d'elle, et que j'ay dans la tête de luy faire ma cour très assidûment quand je seray à Paris. Je trouve, comme dit Montagne, que ses imaginations élancent les miennes, et quand mon feu s'éteindra, j'iray le rallumer au sien.

Bonsoir monsieur, je vous aime comme les autres font, mais je vous aime encor à cause de mon siècle. Conservez moi vos bontez.

V.