1749-06-07, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Jean François de Saint-Lambert, marquis de Saint-Lambert.

La poste du jeudi m'est bien fatale, ie n'ai point eu de lettres de v͞s, mais m͞e de B. m'a bien consolée, elle est venue chés moi à midi, n͞s ne n͞s somes quittées qu'à huit heures, et assurém͞t le tems ne m'a pas duré.
N͞s auons toujours, en vérité presue toujours, parlé de v͞s, elle a enchanté mon coeur, ie l'en aime mille fois dauantage. Elle dit que v͞s m'aimés passionném͞t, que v͞s lui disiés sans cesse. Ie lui faisois l'argument des grenadiers, elle m'a juré que v͞s n'i auriés jamais pensé si v͞s auiés cru (come cela étoit très vrai) que cela n͞s séparât p͞r toujours. Ie lui ai dit à quel point ie v͞s adorois, que ie m'en étois quelquefois repentie, que i'auois espéré v͞s aimer faiblem͞t, mais que ce n'étoit pas vne âme come la vôtre qu'on pouuoit aimer médiocrem͞t, que i'auois eu des torts, que ie me reprocherois toujours ma lettre de Troyes, mais que mon amour les auoit bien réparés, et qu'il me seroit imposible d'en auoir àprésent quand ie le voudrois, que ie v͞s aimois pasionném͞t, que ie craignois que v͞s ne m'aimasiés point, que la moindre diminution dans votre goût me rendroit malheureuse. Enfin après le plaisir de v͞s voir, il y a longtems que ie n'en ai eü de plus vif, ie ne soupçonerai jamais m͞e de B. Ie me suis reprochée tout ce que ie v͞s ai escrit sur cela, ie ne veux point empoisoner mon amitié p͞r elle, si jamais elle m'ôtoit votre coeur v͞s seriés aparem͞t de moitié. Ie veux m'abandoner sur cela à votre amour et à son amitié et ie sens que quelque chose que v͞s me fassiés l'un et l'autre ie v͞s aimerai toujours tous deux. V͞s voiés déjà ma confiance par la manière dont ie v͞s parle d'elle, mais ie l'aime à la folie, i'ay vn goût naturel si vif pour elle, que p͞r peu qu'elle y mette du sien, ie l'aime auec vne tendresse extrême, et elle est charmante p͞r moi depuis son retour.

N͞s auons traité à fons l'article du vicomte, elle a lieu de s'en plaindre asurém͞t. Elle le conoit tel qu'il est; mais elle m'a auoué que si elle le reuoioit, ils se raccomoderoient, elle l'a […] jusqu'àprésent. Ie crois que la comparaison de la chaleur de notre amour fait du tort à celui du vicomte qui effectiuem͞t a vn feu bien froid. M͞e de B. n'est peutêtre pas capable d'aimer autant que moi, du moins ie l'espère, ie serois bien fâchée qu'aiant tant d'autres auantages sur moi elle ne me laissât pas celui là, qui vaut tous les autres, du moins à mes yeux, mais come elle a l'esprit très fin et très délicat elle est capable de sentir le plaisir d'être viuem͞t aimée, et ie suis bien sûre que le vicomte ne le lui donnera jamais. I'espère, du moins, par la manière dont elle m'a parlé, et dont elle pense àprésent, qu'il ne sera plus àportée de me nuire dans son esprit. N͞s verons s'il vient cet automne coment il reconoitra les obligations qu'il croit m'auoir. Ie suis au désespoir du voiage de mlle Danderselle, sans cela nos projets auroient réussi. Ce seroit le bonheur de ma vie et le sien, ie le lui ai bien dit, et i'en répondrois sans cette malheureuse circonstance. Ie v͞s prie ne mettés pas votre coeur à cette mlle Dandreselle, car après son départ i'espère que n͞s réussirons. La présence du vicomte, s'il vient, ne sera qu'une raison de plus, mais saués v͞s que m͞e de B. m'a inquiétée sur la Basom.? Elle dit que v͞s ne la quittés pas, et que v͞s voulés la conuertir, voilà asurém͞t vn beau projet, et quand elle le sera qu'en ferés v͞s? Elle est fort digne ie v͞s assure de rester come elle est, mais v͞s, v͞s seriés bien indigne d'y penser, ie ne crois pas que votre coeur pût jamais être de la partie, mais aussi ie comte trop sur votre probité p͞r vouloir me tromper sur cela, et ie v͞s jure que v͞s aimant pasionném͞t, sentant que ie ne puis être heureuse qu'auec v͞s, il me seroit imposible d'empêcher qu'une infidélité ne détruisit entièrem͞t mon goût. Ne croiés pas que m. Bouf. ait voulu faire vne malice, elle ne m'en a parlé qu'à cause du danger des sermons, mais i'ay été tout de suite au fait, ie sais qu'elle a eu du goût p͞r v͞s, et v͞s vn peu p͞r elle. C'est asés p͞r m'inquiéter, d'ailleurs come v͞s voulés absolum͞t auoir m. de Croix p͞r riual c'est la seule manière de v͞s procurer cette satisfaction. V͞s voiés bien qu'il v͞s sera aisé de détruire ce soupçon qui n'a pas pris encore de grandes racines, mais il le faut étoufer dans sa naisance. M͞e B. est allée à Versailles faire sa semaine, l'insuportable mis reuiendra auec elle, ainsi quand même nous reuiendrions en même tems, ce seroit chacune de notre côté, ie ne sais quand ie serai libre. M͞e B. peut v͞s dire la vie que ie mène, i'ay plus d'impatience àprésent de v͞s rejoindre que v͞s. Mandés moi votre marche pendant Comerci, mandés moi si vous aurés le curé, voiés si v͞s m'escriués jamais d'aussi longues lettres que moi, mais racomodés moi donc auec le che͞r car v͞s m'y aués sûrement brouillée en lui montrant ma lettre, mon amitié p͞r lui a cependant vne source qui ne doit pas v͞s déplaire. Adieu donc, ie v͞s quitte auec vn regret extrême, mon coeur a encore bien des choses à vous dire, mais si ie le laissois faire quand auroit il fini? I'ay montré votre portrait à m͞e de B., elle dit qu'il seroit assés bien si v͞s n'étiés pas roux, il faudra effectiuem͞t le charboner vn peu, mais tel qu'il est, il fait la consolation de ma vie. Adieu donc, ie vous adore.