1748-12-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

J'ay été bien malade ma chère enfant depuis que je ne vous ay écrit.
Je ne pars plus qu'à noël. Je vous avoue que je suis pénétré de chagrin d'être si longtemps loin de vous, mais voylà qui est arrangé, et il faut me soumettre à ma destinée. Je vous prie d'envoyer chercher, cet homme nommé Richemont qui demeure à l'hôtel de Medoc sur le quay des Augustins. Vous vous souvenez qu'il vous a donné sa parole de supprimer les exemplaires de cette abominable édition de Rouen qu'il a dit il en dépost. Il devoit s'acquiter de sa promesse à mon retour au mois de novembre. Je vous prie de luy dire que je ne seray à Paris qu'au mois de janvier, et que vous comptez toujours sur sa parole d'honneur.

Une chose qui m'intéresse bien davantage c'est le Denis de notre amy Marmontel. Je ne l'ay point reçu. J'ay passé trois ou quatre jours à la Malgrange à la suitte du roy de Pologne. On m'a dit que pendant ce temps là, il étoit venu un paquet considérable par la poste à Lunéville à mon adresse, et que ce paquet avoit été renvoyé à Paris par ce qu'il y a ordre de renvoyer tous les gros paquets qui ne sont pas contresignez. Je soupçonne que c'étoit un paquet de Denis. Ceux qui m'en ont privé sont pour moy de plus grands tirans que ce sicilien. Le nom de Denis m'est bien cher, et il n'y a rien que je ne donnasse pour voir tout ce qui porte ce nom. Ma chère enfant je vous suplie de vous en éclaircir. J'ay peur encor qu'il n'y ait dans ce paquet une lettre de Marmontel. Je vous demande en grâce de l'instruire de ce quiproquo et surtout de l'assurer de mes plus tendres remerciments et de mon inviolable amitié. Sa pièce a t'elle eu quelque succez à la reprise? Ne va t'on pas jouer Catilina? Un abbé de la Tour a fait une vie de Catilina pour servir de préface à la pièce de Crebillon et pour avoir son entrée à la comédie française. Il croit que je la luy ay fait ôter et pour s'en vanger il apelle Crebillon le premier tragique du siècle, et il loue baucoup sa Semiramis. A la bonne heure, mais je serois bien fâché d'être loué ainsi.

Au reste ma chère enfant si vous voyez Marmontel je vous prie de luy dire qu'il ne faut pas qu'il m'écrive car je ne recevrois pas sa lettre à Lunéville. Je vais à Cirey passer quelques jours, et à noël enfin je pars pour Paris, où j'auray le plaisir de vous embrasser.