1748-09-05, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Jean François de Saint-Lambert, marquis de Saint-Lambert.

Si vous voiés tout ce que i'essuie, tout ce que le vicomte vient de me dire! lui qui est la douceur même s'est presqu'emporté contre moi. Md de B. m'auoua hier qu'elle étoit très en état de partir, qu'elle y étoit de mardi, mais qu'elle désiroit de rester pour son plaisir.
Sur cela j'ay dit, restés, et ie partirai. Aujourdhui on dit, ie veux partir aussi. Mais, dit le vicomte, quelque chose est plus fort, v͞s risqués votre amie, v͞s avés vn mauuais coeur. A cela je répons, ie veux partir seule, on dit que c'est impossible, moi ie dis ie veux partir, fût ce à pied. V͞s n'aués point de complaisance, dit on. Qu'aisje donc depuis dix jours que ie meurs d'ennui et de chagrin? Ie tiens bon, on partira et ie partirai, mais ie partirai broüillée auec tout le monde, et on me le reprochera toute la vie, les 10 jours que i'ay péri d'ennui sont oubliés, et on ne voit que le tort que j'ay de ne pas me sacrifier encore 10 autres jours, ie v͞s jure bien que me voilà guérie des voiages. Ie v͞s fais tout ce détail pour charmer le chagrin qu'il me cause, car v͞s receurés cette lettre bien longtems après mon arriuée, du moins ie le veux croire, mais tout ce que i'essuie, et tout ce que ie préuois que j'essuierai et dont v͞s serés i'espère témoin est incroiable. Ie n'aurai jamais de complaisance, i'en suis trop mal payée, on prétend qu'on a fait les derniers efforts p͞r m'empêcher de venir. Cela est vrai pour Sauerne parce qu'on voioit que i'en avais enuie, mais on ne m'a rien dit p͞r Plombieres, du moins que très légèrement, et i'ay cru conuenable p͞r elle d'y venir, surtout après auoir dit au roy de P. que ie ne la quitterais pas, et après qu'il m'en a tant priée. Mais voilà trop parler d'elle, il faut pourtant encore que je v͞s en parle p͞r v͞s reprocher votre petite lettre, v͞s v͞s y êtes sans doute bien contraint puisque v͞s me l'enuoiés décachetée, et v͞s lui dites que v͞s l'aimés à la folie, et qu'elle v͞s permet sans doute de l'adorer toujours. Que lui disiés v͞s donc dans cette lettre qu'elle a déchiré si vite, v͞s lui faites croire aparem͞t que ie ne suis qu'une consolation de ses légèretés, que v͞s l'adorés toujours mais que v͞s cherchés à v͞s distraire, come avec Chloé, cela est toujours flatteur p͞r moi, qui ai bone grâce après cela de m'attirer tant de querelles et d'auoir tant d'impatience de v͞s aller retrouuer. Elle l'a déchirée, non pas à cause des choses trop tendres qui étoient p͞r elle dedans, car ie suis persuadée que ce triomphe ne lui auroit pas déplu, mais aparem͞t parcequ'elle a craint qu'elles ne me fissent voir les droits que v͞s aués sur elle. Ie suis bien sûre que p͞r flatter son amour propre, v͞s lui faittes toujours acroire que v͞s êtes amoureux, mais on n'aime guères quand on peut dire à vn autre qu'on aime. V͞s me reprochés de vous aimer peu, ie v͞s aime encore beaucoup trop p͞r le personage que v͞s me faites jouer, et ie v͞s auertis que ie veux qu'il cesse. Ie me croirois bien coupable, moi que vous acusés de peu de délicatesse si j'écriuois sur ce ton là à Paris et si ie disois vn mot qui ne marquât l'amitié la plus décidée telle. Si ce ton là v͞s est nécessaire p͞r conseruer ses bontés, perdés les courageusement, ou v͞s ne mérités pas mon coeur. Ie ne sais trop coment v͞s ferés p͞r m'ôter les idées qui m'ôtent tout mon amour, mais c'est au vôtre, s'il est tel que v͞s le dites et que ie le croirois sans cela, à en trouuer les moiens. Peutêtre le plaisir de v͞s reuoir m'empêchera t'il de v͞s dire tout cela, il est cependant bien intéressant p͞r moi de v͞s le dire, puisque ie sens que quelque tendre et quelqu'emporté que soit votre amour iamais le mien n'i répondra, que v͞s ne m'aiés ôté cette idée.

Ie garderai cette petite lettre jusqu'à ce que v͞s m'aiés donné sur cela la plus parfaitte tranquilité, et ce qui m'afflige, c'est que les moiens m'en paroissent presqu'impossibles et que v͞s m'aués ôté toute ma confiance en vous, puisque ie vois par le ton de votre lettre, qui est cependant escritte p͞r que ie la voie, que v͞s m'aués trompé. Ie ne crois pas que v͞s l'aimiés, si ie le croyois ie v͞s croirois vn monstre de fausseté et de duplicité, mais il n'i a point de vuë ni de dessein quelqu'il soit qui puisse me faire suporter que v͞s en fassiés le semblant, sur tout après votre confidence, on n'adore point son amie, on ne l'aime point à la folie surtout quand on se pique d'attacher aux termes des idées précises. Mais encore vn coup que pouuiés v͞s lui dire dans cette lettre si précipitemment déchirée? V͞s lui parliés sûrement de moi p͞r auoir l'air de m'aimer en l'attendant, ie lui ai beaucoup parlé de v͞s depuis que n͞s somes ici, et i'ay très bien vu, quand ie lui parlois du chagrin que v͞s causoit mon absence, qu'elle rioit en elle même de ma simplicité, et vraisemblablem͞t de l'excès de ma vanité qui ressemble assés à celle de la Basompière; enfin j'ai commencé cette lettre en vous aimant à la folie, et ie sens que l'idée dont elle est remplie glace tous mes sentiments. C'est à vous à me l'ôter, si v͞s voulés être aimé come ie sens que ie vous aimerois sans cette idée, qui empoisonne toute ma vie, et qui cependant aujourdhui m'est assés utile, puisqu'elle calme vn peu l'extrême impatience que i'ay d'être à demain.