à Paris ce 9 février 1747
Sire,
Eh bien vous aurez Sémiramis.
Elle n'est pas à l'eau rose, c'est ce qui fait que je ne la donne pas à notre peuple de sibarites, mais à un roy qui pense comme on pensoit en France du temps du grand Corneille et du grand Condé, et qui veut qu'une tragédie soit tragique et une comédie comique.
Dieu me préserve sire de faire imprimer l'histoire de la guerre de 1741. Ce sont de ces fruits que le temps seul peut meurir; je n'ay fait assurément ny un panégirique ny une satire. Mais plus j'aime la vérité, et moins je dois la prodiguer. J'ay travaillé sur les mémoires et sur les lettres des généraux et des ministres. Ce sont des matériaux pour la postérité, car sur quels fondements bâtiroit on l'histoire, si les contemporains ne laissoient pas de quoy élever l'édifice? Cesar écrivit ses commentaires, et vous écrivez les vôtres. Mais où sont les acteurs qui puissent ainsi rendre compte du grand rôle qu'ils ont joué? Le maréchal de Broglie étoit il homme à faire des commentaires? Au reste sire je suis très loin d'entrer dans cet horrible et ennuyeux détail de journaux de sièges, de marches, de contremarches, de tranchées relevées, et de tout ce qui fait l'entretien d'un vieux major, et d'un lieutenant colonel retiré dans sa province. Il faut que la guerre soit par elle même quelque chose de bien villain puisque les détails en sont si ennuyeux. J'ay tâché de considérer cette folie humaine un peu en filosofe. J'ay représenté l'Espagne et l'Angleterre dépensant cent millions à se faire la guerre pour quatre vingt quinze mille livres portées en compte; les nations détruisant réciproquement le commerce pour le quel elles combatent; la guerre au sujet de la pragmatique devenue comme une maladie qui change trois ou quatre fois de caractère, et qui de fièvre devient paralisie, et de paralisie convulsion; Rome qui donne la bénédiction et qui ouvre ses portes aux têtes de deux armées annemies en un même jour; un cahos d'intérêts divers qui se croisent à tout moment; ce qui étoit vray au printemps devenu faux en autonne; tout le monde criant la paix, la paix, et faisant la guerre à outrance; enfin tous les fléaux qui fondent sur cette pauvre race humaine; au milieu de tout cela un prince philosophe qui prend toujours bien son temps pour donner des batailles et des opéra, qui sait faire la guerre, la paix, et des vers et de la musique, qui réforme les abus de la justice, et qui est le plus bel esprit de l'Europe. Voylà à quoy je m'amuse sire, quand je ne meurs point, mais je me meurs fort souvent et je soufre baucoup plus que ceux qui dans cette funeste guerre ont attrapé de grands coups de fusil.
J'ay revu m. le duc de Richelieu, qui est au désespoir de n'avoir pu faire sa cour au grand homme de nos jours. Il ne s'en console point, et moy je ne demande à la nature un mois ou deux de santé que pour voir encore une fois ce grand homme, avant d'aller dans le pays où Achille et Tersite, Corneille et Danchet sont égaux. Je serai attaché à votre majesté, jusqu'à ce beau moment où l'on va savoir à point nommé ce que c'est que l'âme, l'infini, la matière et l'essence des choses; et tant que je vivray, j'admireray et j'aimeray en vous l'honneur et l'exemple de cette pauvre espèce humaine.
V.