La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, monsieur, me fait voir quelles douces consolations on reçoit d'un cœur comme le vôtre si on était dans l'adversité, et combien votre commerce doit être précieux à vos amis.
J'ai ouï dire qu'on avait mis parmi les fausses nouvelles de la Gazette de Berne, que j'étais disgracié de la cour. Ce n'est pas dans votre pays, monsieur, qu'on met le prix aux hommes suivant qu'ils sont bien ou mal auprès des rois et la vraie philosophie vous a fait connaître il y a longtemps qu'un honnête homme a besoin quelquefois de sa vertu pour ne pas s'enorgueillir d'une disgrâce. Horace a beau dire Principibus placuisse viris non ultima laus est. Horace est trop courtisan; il était bien loin de la vertu des anciens Romains, mais je vous avouerai, monsieur, sans être flatteur comme Horace, que sous le gouvernement heureux où nous vivons, un homme qui tomberait aux disgrâces du roi, ne devrait sentir que des remords. Le roi est le plus indulgent des princes & le moins accessible à la calomnie, je ne comprends pas sur quel fondement le bruit a couru qu'il m'avait retiré ses bontés; cette fausse nouvelle se débitait dans le temps même qu'il me comblait de ses bienfaits; il faut apparemment qu'ils m'aient attiré un peu d'envie; mais il faut que cette envie soit bien aveugle; quand elle ne peut nous priver de nos biens, elle se réduit à dire que nous n'en avons pas. Voilà une plaisante vengeance de dire d'un homme qui se porte bien, qu'il est malade! Il faut laisser parler les hommes, et ne point faire dépendre la réalité de notre bien être, des vanités de leurs discours. Il est bien difficile, monsieur, que je puisse connaître l'adversité; je suis trop médiocre, trop borné dans mes désirs, et placé trop bas pour tomber. Je suis placé solidement parce que je ne suis pas élevé, et c'est peut-être de toutes les conditions la plus douce. L'amitié d'un homme comme vous ajoute à cet état heureux, un charme que je goûte avec délices, les principes de vertu qui règnent dans tout ce que vous écrivez & qui peignent toujours votre belle âme, passent dans la mienne, comme les leçons d'un grand maître s'impriment naturellement dans le cœur des disciples. Je ne cesserai de vous répéter combien je regrette de ne vous avoir pas vu. J'avais quatre grands objets de mes désirs, vous, le roi de Prusse, l'Angleterre et l'Italie, j'ai vu le roi de Prusse & l'Angleterre, mais l'Italie et monsieur de Crouzas me manquent, & je m'imagine que Lausanne est le séjour de la raison, de la tranquillité & de la vertu. Puissiez vous, monsieur, y jouir d'une très longue vie, afin de servir longtemps d'exemple & de consolation à ceux qui ont le bonheur de vivre avec vous!
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments de la plus parfaite estime que personne ne vous refuse et avec l'attachement que vous m'inspirez, monsieur
Votre très humble & très obéissant serviteur
Voltaire
Paris ce 27e février 1746