à Paris 2 octobre [1745] au soir
Je reçois monsieur votre lettre du 28 septembre après vous en avoir écrit une le 1er octobre accompagnée d'un paquet ouvert pour M. Fawkenear, secrétaire de M. le duc de Cumberland.
Je me flatte que vous aurez la bonté de faire parvenir ce paquet à son adresse, et d'excuser toutes mes libertez.
Je compte bien que M. le comte Dargenson ne me refusera pas ses mémoires, mais monsieur il y a bien des choses que je n'y trouveray pas, et qui sont l'objet principal de mon travail. Ces particularitez ne sont pas de celles que la prudence peut empêcher de divulguer; ce ne sont point des détails politiques; ce ne sont point des opérations secrettes; ny des journaux de marches, de contre marche, d'envois de provisions etc. Je me bornois avec vous monsieur à certains faits honorables pour la nation que je ne trouveray point dans les mémoires de M. Dargenson et dont vous avez été le principal instrument ou le témoin oculaire.
Qui sont ceux qui ont donné leur vaisselle dans Prague pour secourir les trouppes?
Quelles cruautez singulières ont été commises par les houzards?
Quelles actions généreuses de notre partvenues à notre connoissance?
Avec quel soin a t'on traitté les prisoniers anglois blessez? est il bien vray qu'il a fallu dans les hôpitaux séparer les Français des Anglais?
Combien de lits préparez pour les malades de cette bataille?
Quels secours singuliers donnez? Est-il vray que la viande de boucherie valoit 6 francs à Prague pendant le blocus? Voyla de ces choses que les mémoires de M. Dargenson ne peuvent dire.
Est il vray qu'un prisonier anglais a assassiné à Lile, le chirurgien qui L'avoit guéri?
N'avons nous pas prêté de l'argent à plusieurs prisoniers? etc.
Voyla monsieur de ces faits qui bien enchâssez plaisent et instruisent sans blesser, sans commettre personne. Il y a mille singularitez de cette nature qui se sont passées sous vos yeux. Me les refuserez vous? C'est une page dictée à votre secrétaire que je vous demande en prenant votre chocolat? Vous ne serez jamais ny compromis ny cité.
Si vous ne pouvez m'acorder cette grâce, je ne vous en seray pas moins dévoué, je vous prierai de me pardoner des instances importunes, mais j'auray bien sur le cœur vos cruels refus, sur ces petites choses, que je vous demande, et je seray fâché contre vous, en vous aimant de tout mon cœur, en vous respectant, en admirant votre conduitte et en enrageant contre votre silence.
Faittes un petit effort d'une demi heure de rabachages en faveur de votre ancien et très ancien et très humble, très obéissant serviteur
Voltaire