1745-05-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Ulrica, queen of Sweden.

Madame,

J'ay eu la consolation de voir icy M. Hourleman, dont j'estropie peut être le nom, mais qui n'estropie pas les nôtres, car il parle français comme votre altesse Royale.
Il m'a assuré, Madame, du souvenir dont vous daignez m'honnorer et il augmente s'il se peut mes regrets et mon attachement pour votre personne. Je n'ay jamais eu plus de plaisir que dans sa Conversation. Il ne m'a cependant rien apris de nouveau. Il m'a dit combien votre altesse Royale est idolâtrée de toute la Suede. Qui ne le sait pas, madame? et qui ne plaint pas les pays que vous n'embellissez point? Il dit qu'il n'y a plus de glaces dans le nord, et que je n'y trouveray que des Zephirs si jamais je peux aller faire ma Cour à votre altesse Royale. Rempli La nuit de ces idées, je vis en songe un fantôme d'une espèce singulière.

A sa juppe courte et légère,
A son pourpoint, à son collet,
Au chapeau chargé d'un plumet,
Au ruban ponceau qui pendoit
Et pardevant et par derrière,
A sa mine galante et fière
D'amazone et d'avanturière,
A ce nez de consul romain,
A cette fierté d'héroïne,
A ce grand œil tendre et hautain,
Soudain je reconnus Christine.
Cristine des arts le soutien,
Cristine qui céda pour rien
Et son royaume et votre Eglise,
Qui connut tout, et ne crut rien,
Que le st père canonize,
Que damne le Luterien,
Et que la gloire immortalise.

Elle me demanda si tous ce qu'on disoit de Madame la princesse royale étoit vray. Moy qui n'avois pas l'esprit assez libre pour adoucir la vérité, et qui ne faisois pas réflection que les Dames et quelque fois les reines peuvent être un peu jalouses, je me laissay aller à mes transports, et je luy dis que votre altesse Royale étoit à Stokolm comme à Berlin, les délices, l'espérance et la gloire de L'Etat. Elle poussa un grand soupir et me dit ces mots:

Si comme elle j'avois gagné
Les cœurs et les esprits de la patrie entière,
Si comme elle toujours j'avois eu l'art de plaire,
J'aurois toujours voulu régner.
Il est bau de quitter l'autorité suprême,
Il est encor plus bau d'en soutenir le poids.
Je cessay de régner pouvant donner des loix.
Ulric règne sans diadême.
Je descendis pour m'élever,
Je recherchois la gloire et son cœur la mérite,
J'étonnay L'univers qu'elle a su captiver,
On a pu m'admirer; mais il faut qu'on l'imite.

Je pris la liberté de luy répondre que ce n'étoit pas là un conseil aisé à suivre; elle eut la bonne foy d'en convenir. Il me parut qu'elle aimoit toujours La Suede, et que c'étoit la véritable raison pour laquelle elle vous pardonnoit toutes vos grandes qualitez qui feront le bonheur de sa patrie. Elle me demanda si je n'irois point faire ma cour à votre altesse royale dans ce beau palais que M. Hourleman vous fait bâtir? Descartes vint bien me voir, dit elle, pourquoy ne feriez vous pas le voyage?

Ah, luy dis je, belle immortelle,
Descartes, ce rêveur, dont on fut si jaloux,
Mourut de froid auprès de vous,
Et je voudrois mourir de vieillesse auprès d'elle.

On me dira peut être pas, Madame, que je rêve toujours en parlant à votre altesse Royale et que mon second rêve ne vaut pas le premier. Il est bien sûr aumoins que je ne rêve point quand je porte envie à tous ceux qui ont le bonheur de vous voir et de vous entendre, et quand je proteste que je seray toute ma vie avec un attachement inviolable et avec le plus profond respect,

De votre altesse Royale,

Madame,

Le très humble et très Obéissant serviteur

Voltaire