A Cirey en Champagne, le 1 juin 1744
Monsieur,
Un des grands avantages de la littérature est de procurer des correspondances telles que la vôtre.
J'ai reçu la lettre dont vous m'avez honoré et nous avons parlé de vous avec le père Jacquier, que vous avez vu à Genève, et je lui ai bien envié cette satisfaction. Je ne décide point entre Genève et Rome, comme vous savez, mais j'aimerais à voir l'une et l'autre et surtout votre académie dans laquelle il y a tant d'hommes illustres, et dont vous faites l'ornement.
L'amitié qui m'a fait refuser tous les établissements considérables dont le roi de Prusse voulait m'honorer à sa cour, me retient en France; c'est elle qui m'empêche de satisfaire le goût que j'ai toujours eu de voir votre république, c'est elle qui fait que Cirey est mon royaume et mon académie.
Je suis flatté que mes petites réflexions sur l'histoire ne vous aient pas déplu. J'ai tâché de mettre ces idées en pratique dans un essai que j'ai assez avancé sur l'histoire universelle depuis Charlemagne: il me semble qu'on n'a guère encore considéré l'histoire que comme des compliations chronologiques, on ne l'a écrite ni en citoyen, ni en philosophe. Que m'importe d'être bien sûr qu'Adaloaldus succéda au roi Agiluf en 616, et de quoi servent les anecdotes de leur cour? Il est bon que ces noms soient écrits une fois dans les registres poudreux des temps, pour les consulter une fois peut-être dans la vie. Mais quelle misère de faire une étude de ce qui ne peut ni instruire, ni plaire, ni rendre meilleur! Je me suis attaché à faire autant que j'ai pu l'histoire des mœurs, des sciences, des lois, des usages, des superstitions; je ne vois presque que des histoires de rois, je veux celle des hommes. Permettez moi de vous soumettre ce que je dis dans l'avant-propos de mon essai.
Voici comment je m'exprime: 'Je regarde la chronologie et les successions des rois comme mes guides, et non comme le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat si je me borne à vouloir apprendre en quelle année un prince indigne de l'être succéda à un prince barbare. Il me semble, en lisant les histoires, que la terre n'ait été faite que pour quelques souverains, et pour ceux qui ont servi leurs passions; presque tout le reste est abandonné. Les historiens en cela ressemblent à quelques tyrans dont ils parlent, ils sacrifient le genre humain à un seul homme'.
Je voudrais, monsieur, être à portée de vous consulter sur cet essai que j'ai écrit dans cet esprit. Peut-être un jour le ferai je imprimer dans votre ville. A l'égard de mes autres ouvrages de littérature, tous les recueils qu'on en a faits sont très mauvais et fort incorrects. J'ai toujours souhaité qu'on en fît une bonne édition et puisque vous voulez bien m'en parler, je vous dirai que si quelque libraire de votre ville voulait en faire une édition complète, je lui donnerais toutes les facilités et tous les encouragements qui dépendraient de moi, et je lui assurerais même le débit de trois ou quatre cents exemplaires que je lui payerais au prix coûtant avec un bénéfice dont nous conviendrions, et je lui en remettrais l'argent qui serait entre les mains d'un banquier et lui serait délivré quand il livrerait les trois ou quatre cents exemplaires. Je suis extrêmement mécontent des libraires d'Amsterdam, et peut-être les vôtres me serviront ils mieux. Mais c'est une entreprise que je voudrais très secrète, attendu les mesures que je dois garder en France. Vos libraires pourraient être sûrs qu'ils seraient seuls dépositaires des pièces que je leur ferais tenir, et que leur édition ferait infailliblement tomber toutes les autres. Le marché même que je leur propose serait un bon garant. Si vous trouvez donc, monsieur, quelque libraire à qui cette entreprise convînt, je vous aurais l'obligation de me voir enfin imprimé comme il faut.
Vos réflexions sur le Postquam nos Amaryllis et sur les rois de Naples, me paraissent d'un homme qui connaît très bien les livres et le monde.
Comptez, monsieur, que je suis avec la plus sincère estime etc.
Voltaire