1742-09-20, de César de Missy à Voltaire [François Marie Arouet].

Avec de la prose comme la vôtre, Monsieur, l'on peut fort bien se passer de vers, sur tout quand on n'a nul droit de s'y attendre, & que l'on est assez discret pour ne souhaiter d'autres vers dans une lettre que ceux qui s'y trouvent d'eux-mêmes au bout de la plume.
Je vous en crois très fort quand vous me dites que vous vous bornez à la prose pour avoir plutôt fait. Quelque Voltaire que l'on soit, je conçois très bien qu'on ne fait pas toujours des vers comme les vôtres aussi couramment que de la prose. Mais je m'amuse à vous dire des douceurs pendant que j'ai à vous parler d'affaires: cela n'est pas dans l'ordre.

Le hazard veut que je reçoive votre Lettre en présence d'un Libraire, & de celui-là même dont je vous avois parlé il y a un an. Il fera votre commission pour l'Histoire universelle, conformément à l'article de votre Lettre qui regarde cette commission: Et pourvu qu'il obtienne le consentement de son Père, à qui il doit écrire aujourd'hui, il sera charmé d'entreprendre une nouvelle édition de vos ouvrages. Mais il ne croit pas qu'il faille attendre jusques-là pour publier Mahomet. Il feroit imprimer cette Pièce sur le champ s'il l'avoit: & j'ose vous promettre qu'elle seroit imprimée correctement, parce que je ferois mon affaire de revoir les épreuves. Tout ce que vous me dites du dessein & du sort de l'ouvrage, redouble l'envie que j'avois de le voir, & fournit de nouveaux motifs au zèle que j'ai pour l'Auteur. Je vous réponds à lettre vue; je vous supplie de me répondre de même, & de me donner un Mémoire détaillé de ce que je dois & de ce que je puis dire au Libraire. Mais vous m'adresserez votre lettre, s'il vous plaît, in Broad-Street St James's at Mrs Nicholson's, the third door beyond Dufour's Court, going up to Carnaby-Market.

Je vous remercie d'avance du présent que vous me faites; mais je vous supplie de ne me pas faire languir, car je l'attends avec une impatience qui ne me laissera pas de repos jusqu'à ce que je l'aie reçu, à moins que le Livre ne paroisse ici avant que je reçoive l'exemplaire que vous me destinez. Je suis surpris au reste que vous n'ayez pas trouvé à votre retour les Livres de Wotton & de Pancirolle que vous m'aviez demandés. Je compte que si vous ne les avez pas vous les aurez bientôt. Vous voudrez bien que je vous prie de les accepter en revanche de l'Anti-Machiavel.

Comme j'ai voulu vous répondre sur le champ, je n'ai pas eu le tems de voir Mr Nenci; mais je le connois assez pour vous assurer qu'il recevra vos complimens avec la plus grande sensibilité.

On vous a donc persécuté, Monsieur; je vous en félicite. Cela ne vous fait heureusement point de mal, & cela vous fait honneur. Seulement je suis fâché pour l'amour du Christianisme & pour l'amour de votre Patrie, que ceux qui vous persécutent ne soient pas des Payens ou des gens de Maroc plutôt que des Chrétiens & des François. Encore cela même a-t-il son usage. On se fortifie par là dans l'heureuse habitude d'estimer ou de mépriser également toutes les Nations. Mais j'aimerois pourtant beaucoup mieux qu'il n'y eût point de sottises de cette espèce sur le compte de la Françoise. La superstition rend les plus grandes âmes bien petites, & leur fait faire des petitesses bien pitoyables; dont il ne faudroit pas rire sans quelque compassion, supposé même qu'elles se bornassent à de simples momeries. Le pis est que l'on s'abaisse à des momeries injustes & cruelles. Cela me paroît bien humiliant pour la nature humaine. Et si je pouvois concevoir que tous ceux qui la déshonorent à ce point eussent véritablement de la Religion, je dirois que cela est bien humiliant pour la Religion elle même. Mais franchement je crois que la plupart de ceux qui fomentent l'esprit de persécution sont ou des gens de très petite foi, qui jugeant des autres par eux mêmes, s'imaginent que la moindre lueur de Vérité, s'ils la souffrent, conduira le monde tout droit à l'Irréligion: ou des scélérats qui ne regardant la Religion que comme une invention politique par laquelle les fins gouvernent les sots, & les tyranisent sans qu'il y paroisse, doivent naturellement craindre & haïr, désavouer, contrarier, harceler, & détruire, s'il se peut, tout Imprudent, tout Téméraire, tout Traître, qui par des discours vrais ira découvrir ce qui n'est pour eux qu'un sacré Pot aux roses. Pour moi qui crois que la Religion n'est pas une chimère, je suis persuadé que la Vérité lui sera toujours favorable. Newton sans être crédule étoit Chrétien, & bon Chrétien; mais quelque frapé qu'il fût de la vérité de la Religion Chrétienne, il disoit qu'il n'y avoit pas apparence que cette vérité parût jamais dans tout son jour, aumoins avec un certain succès, qu'après que toutes les sectes s'étant entredétruites avec tous leurs systèmes distinctifs, on seroit réduit à envisager la Religion Chrétienne en elle même, & dégagé de tout ce que chaque Parti y met du sien, puis confond avec elle.