1742-04-12, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].
C'est ici que l'on voit tous les saints ennichés,
Dans les bois, sur les ponts, sur les chemins perchés,
Et messieurs les gueux, leur cortège,
Qui se morfondent sur la neige;
Tandis que, tranchant du Crésus,
Les puissants comtes de Bohême,
Prodigues de leurs revenus,
Ruinent leurs sujets, et se mangent eux même,
Pour entretenir leurs chevaux;
Et que nosseigneurs les bigots,
Bien mieux instruits de leur cuisine
Que des pauvres et de leurs maux,
Chez les élus et leurs égaux
S'en vont promener leur doctrine,
Et se faire admirer des sots.
C'est ici que l'on voit tous vos Français volages
Dans l'inaction morfondus;
Jusqu'à ce moment ils n'ont vu
Que les ridicules hommages
Que Linz et que Prague ont rendus,
Et le rapt de leur équipage.

Vos Français, qui s'ennuient bien en Bohême, n'en sont pas moins aimables et malins. C'est peut-être la seule nation qui trouve dans l'infortune même une source de plaisanteries et de gaieté. C'est aux cris de m. de Broglie que je suis accouru à son secours et que la Moravie restera en friche jusqu'à l'automne.

Vous me demandez pour combien messieurs mes frères se sont donné le mot de ruiner la terre. A cela je réponds que je n'en sais rien, mais que c'est la mode à présent de faire la guerre, et qu'il est à croire qu'elle durera long-temps.

L'abbé de Saint-Pierre, qui me distingue assez pour m'honorer de sa correspondance, m'a envoyé un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe, et de la constater à jamais. La chose est très praticable; il ne manque, pour la faire réussir, que le consentement de l'Europe, et quelque autre bagatelle semblable.

Que ne vous dois je point, mon cher Voltaire, du grandissime plaisir que vous me promettez me faisant espérer de recevoir bientôt l'Histoire de Louis XIV!

Accoutumé de vous entendre,
De vos œuvres je suis jaloux;
Cher Voltaire, donnez les nous.
Par cœur je voudrais vous apprendre;
Il n'est point de salut sans vous.

Vous pensez peut-être que je n'ai point assez d'inquiétude ici, et qu'il fallait encore m'alarmer pour votre santé. Vous devriez prendre plus de soin de votre conservation; souvenez vous, je vous prie, combien cette conservation m'intéresse, et combien vous devez être attaché à ce monde ici, dont vous faites les délices.

Tous ces endroits de l'autre monde
Dans Ovide paraissent beaux,
Je crois que l'Elysée abonde
De tous mes biens sans leurs défauts.
Mais pensez du moins qu'assez vite
L'on peut passer le noir esquif,
Que lorsqu'une fois l'on habite
Cet indéfinissable gîte
On y est à jamais captif,
Allez y donc à pas tardif!

Vous pouvez compter que la vie que je mène n'a rien changé de mon caractère ni de ma façon de penser. J'aime Remusberg et les jours tranquilles; mais il faut se plier à son état dans le monde, et se faire un plaisir de son devoir.

D'abord que la paix sera faite,
Je retrouve dans ma retraite
Les Ris, les Plaisirs et les Arts,
Nos belles aux touchants regards,
Maupertuis avec ses lunettes,
Algarotti le suborneur,
Nos savants avec leur secteur:
Mais que me serviront ces fêtes,
Cher Voltaire, si vous n'en êtes?

Voilà tout ce que j'ai le temps de vous dire, sur le point de poursuivre ma marche. Adieu, cher Voltaire; n'oubliez pas un pauvre Ixion qui travaille comme un misérable à la grande roue des événements, et qui ne vous admire pas moins qu'il vous aime.

Federic