à Tribau, ce 12 d'avril 1742
Vos Français, qui s'ennuient bien en Bohême, n'en sont pas moins aimables et malins. C'est peut-être la seule nation qui trouve dans l'infortune même une source de plaisanteries et de gaieté. C'est aux cris de m. de Broglie que je suis accouru à son secours et que la Moravie restera en friche jusqu'à l'automne.
Vous me demandez pour combien messieurs mes frères se sont donné le mot de ruiner la terre. A cela je réponds que je n'en sais rien, mais que c'est la mode à présent de faire la guerre, et qu'il est à croire qu'elle durera long-temps.
L'abbé de Saint-Pierre, qui me distingue assez pour m'honorer de sa correspondance, m'a envoyé un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe, et de la constater à jamais. La chose est très praticable; il ne manque, pour la faire réussir, que le consentement de l'Europe, et quelque autre bagatelle semblable.
Que ne vous dois je point, mon cher Voltaire, du grandissime plaisir que vous me promettez me faisant espérer de recevoir bientôt l'Histoire de Louis XIV!
Vous pensez peut-être que je n'ai point assez d'inquiétude ici, et qu'il fallait encore m'alarmer pour votre santé. Vous devriez prendre plus de soin de votre conservation; souvenez vous, je vous prie, combien cette conservation m'intéresse, et combien vous devez être attaché à ce monde ici, dont vous faites les délices.
Vous pouvez compter que la vie que je mène n'a rien changé de mon caractère ni de ma façon de penser. J'aime Remusberg et les jours tranquilles; mais il faut se plier à son état dans le monde, et se faire un plaisir de son devoir.
Voilà tout ce que j'ai le temps de vous dire, sur le point de poursuivre ma marche. Adieu, cher Voltaire; n'oubliez pas un pauvre Ixion qui travaille comme un misérable à la grande roue des événements, et qui ne vous admire pas moins qu'il vous aime.
Federic