1741-08-09, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Jean Pierre de Crousaz.

Je suis infiniment flatée, Monsieur, de la lettre que mr Polier m'a enuoié de votre part.
Il y a longtems que votre nom m'est conu, et ie suis rauie de ioindre l'estime que votre letre m'inspire pour votre persone, à celle que i'ai depuis longtems pour vos ouurages.

Il est triste, à la vérité, pour Bayle et p͞r mr Deleibnits que vous ayés cru ne pouuoir défendre le cristianisme qu'en les attaquant. Il me semble cependant que c'est vn mauuais seruice à rendre à la religion que de vouloir prouuer que les plus grands génies n'étoient pas bons crétiens, et ie crois que cette seule considération auroit dû retenir votre Zèle. Ie ne sais d'ailleurs s'il ne vous emporte pas trop loin, et s'il vous sera facile de prouuer que la théodicée, ouurage vniquement distiné à justifier la bonté du créateur, et l'excelence de ses ouurages, soit ce qu'on a fait de plus monstrueux contre la religion, mais quelque soit le succés de cette entreprise, on ne peut qu'en louër, le motif, et c'est sans doute le motif seul, que m. le cardinal de Fleuri a eü en vuë en vous exhortant à suiure votre projet. S. E. est trop ocupée pour auoir le tems de juger les idées métaphisiques des philosophes, mais i'ay l'honeur de la conaitre assés pour être sûre qu'elle penseroit tout autrement que vous de celles de mr de Leibnits, si elle auoit le tems de les éxaminer.

Au reste ie vous suplie, Monsieur, d'être bien persuadé que quelqu'éloignée que ie sois de penser come vous sur m. de Leibnits, puisque ie le regarde come vn des philosophes qui a fait le plus d'honeur à l'humanité qu'il a instruite, et rendu le plus de gloire à la diuinité qu'il a prouuée, ie n'en rens pas moins de justice à votre mérite, et à la droiture de vos intentions et que ie serai toute ma vie auec ces sentimens Monsieur Votre très humble et très obéissante seruante

La marquise du Chastellet