1741-03-01, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à conte Francesco Algarotti.

J'aurais bien quelques reproches à vous faire, monsieur, de me laisser apprendre par les nouvelles publiques les lieux que vous habitez.
Vous devez être bien sûr que je m'intéresse trop à vous pour ne pas mériter que vous m'en instruisiez vous même. Vous me prodiguez vos rigueurs depuis que vous avez quitté l'Angleterre. J'ai cependant appris avec plaisir, et avec reconnaissance par mr de Beauveau et par mr de Voltaire que vous vous souveniez de moi quelquefois, mais il serait plus agréable et plus sûr de l'apprendre par vous même.

Vous voilà sur les confins de votre patrie, mais j'imagine que vous ne pénétrerez pas plus avant; et comme je ne sais ni combien [de temps] vous resterez à Turin, ni quel lieu de l'Europe vous favoriserez ensuite de votre présence, je prends le parti d'envoyer cette lettre à mr de Keïserling; ce serait le chemin des écoliers, si ce n'était le plus sûr.

Nous nous étions flattés pendant quelque temps de vous voir ici. S. m. avait mandé à mr de Voltaire que vous comptiez aller à Paris, et nous nous trouvions le plus joliment du monde sur votre chemin. J'espère que si cette bonne idée vous reprend, vous n'oublierez pas de passer par Bruxelles. Les Institutions de physique voudraient bien vous rendre leurs hommages, mais elles ne savent où vous attraper. Il y en avait un exemplaire pour vous à Paris chez mr de Chambrier; quand nous apprîmes que vous deviez y faire un tour, je fis retirer l'exemplaire. Un de mes amis de l'académie des sciences comptait vous le présenter lui même à Paris; mais je suis à présent toute déroutée. J'espère que vous voudrez bien me mander où vous voulez leur donner audience.

J'ai vû dans les gazettes que vous avez passé à Berne. Je ne doute pas qu'un nommé Koënig qui y est, n'ait cherché à vous faire sa cour, et peut-être à obtenir votre protection pour être de l'académie de Berlin; mais je compte trop sur votre amitié pour vous laisser ignorer, que c'est un homme qui ayant été à moi pendant quelque temps, a eu avec moi des procédés infâmes, et que j'ai les sujets les plus graves de me plaindre de lui. Mr de Maupertuis le sait bien, il en a été témoin; j'espère que vous ne voudrez point accorder votre protection à un homme qui en est indigne de toutes façons, et qui de plus a manqué à tout ce qu'il me devait. Je crois avoir assez de droits à votre amitié pour espérer que vous ne rendrez pas service à quelqu'un qui d'ailleurs vous est inconnu; car s'il vous l'était, je ne craindrais pas que vous vous intéressassiez pour lui.

Monsieur de Voltaire vous fait ses compliments les plus tendres; nous espérons que vous renouerez quelque jour ce commerce si agréable; et nous sommes bien sûrs que son interruption n'a point altéré votre amitié. Pour nous soyez bien persuadé, monsieur, que quelque lieu que vous habitiez, je serai toujours la personne du monde qui m'intéresserai le plus véritablement à vous.