Très respectable inspecteur des pauvres, invalides, orphelins, fous, & des petites maisons, j'ai lu avec une mûre méditation, la très profonde lettre jordanique, que je viens de recevoir, et j'ai résolu de faire venir votre savant fourré de grec, syriaque et hébreu.
Ecris à Voltaire que quoique je l'avais refusé, je me suis ravisé, et que je voulais de son petit Fourmont diminutif. J'ai vu ce Voltaire que j'étais si curieux de connaître, mais je l'ai vu ayant la fièvre quarte, et l'esprit aussi débandé que le corps affaibli. Enfin avec gens de son espèce il ne faut point être malade, il faut même se porter très bien, et être mieux qu'à son ordinaire si l'on peut. Il a l'éloquence de Cicéron, la douceur de Pline, et la sagesse d'Agrippa. Il réunit en un mot ce qu'il faut rassembler de vertus et de talents de trois des plus grands hommes de l'antiquité. Son esprit travaille sans cesse, chaque goutte d'encre est un trait d'esprit partant de sa plume.
Il nous a déclamé Mahomet I, tragédie admirable qu'il a faite. Il nous a transportés hors de nous, et je n'ai pu que l'admirer et me taire.
La du Châtelet est bien heureuse de l'avoir, car des bonnes choses qui lui échappent, une personne qui ne pense point, et qui n'a que de la mémoire, pourrait en composer un ouvrage brillant.
La Minerve vient de faire sa physique. Il y a du bon, c'est Konik qui lui a dicté son thème. Elle l'a ajusté & orné par-ci par-là de quelque mot échappé à Voltaire à ses soupers. Le chapitre sur l'étendue est pitoyable, l'ordre de l'ouvrage ne vaut rien; il y a même de très grosses fautes, car dans un endroit elle fait tourner les astres d'occident en orient. Enfin c'est une femme qui écrit & qui se mêle d'écrire au moment où elle commence ses études; car quatre ou cinq ans ne sont pas suffisants pour ces matières, & il ne faut prendre la plume qu'après avoir bien digéré ce qu'on a à dire & lorsqu'on se sent maître de sa matière; mais lorsqu'on se mêle d'expliquer ce qu'on ne comprend pas soi même, il semble voir un bègue qui veut enseigner l'usage de la parole à un muet. Après tout, puisqu'elle trouve du plaisir à écrire, qu'elle écrive, quoique ses amis devraient lui conseiller charitablement d'instruire son fils sans instruire l'univers, de ne point parler d'algèbre dans un livre de métaphysique, et de ne point dessiner des figures lorsqu'on peut s'expliquer clairement sans leur secours.
J'attends demain mon accès de fièvre. Je suis un peu harassé du voyage, sans avoir cependant perdu l'envie de bavarder. Tu me trouveras bien bavard à mon retour, mais souviens toi que j'ai vu deux choses qui m'ont toujours beaucoup tenu à cœur, savoir Voltaire, et des troupes françaises. Si je n'avais pas eu la fièvre, j'aurais été à Anvers & à Bruxelles, j'aurais vu le Brabant, cette Emilie si aimable et si savante. On en dit beaucoup de bien d'ailleurs, & ce que j'en dis, ne regarde que son livre, qu'elle aurait pu s'épargner.
Ecrit le moment de mon arrivée. Ami sais m'en gré, car j'ai travaillé, et je vais travailler encore comme un Turc, ou comme un Jourdan.
Adieu, très savant, très docte, très profond Jordan, ou plutôt très galant, très aimable & très jovial Jordan. Je te salue en t'assurant de tous ces vieux sentiments que tu sais inspirer à tous ceux qui te connaissent comme moi. Vale.
F.
A Potsdam, ce 24 septembre 1740