3 aoust 1740
La réputation de bonté pour les hommes et de goust pour les arts qu'a méritée de l'Europe Le nouveau Roy de Prusse, le cas que vous en faites vous mesme en le jugeant digne de vostre amitié m'ont pénétré de tendresse et d'admiration pour luy, et de mesme qu'il y a de la bassesse à flater Les Princes qui ne le méritent point, je pense qu'il est du devoir de tout bon citoyen de les Loüer quand ils sont tels qu'ils le doivent estre.
La louange est La récompense de la vertu, et les hommes sont bien heureux quand Les Princes sont assés bien nés pour y estre sensibles.
Voilà donc ce que j'ay senti mais voicy ce que j'ay fait. Vous aprouverés sûrement L'un mais vous pourés trouver que je n'ay pas réussi dans L'autre. J'ay apris par les gazettes que nostre héros à son avènement avoit eu des attentions dignes d'un père de famille sur la disette qui désoloit ses états, et qu'il avoit mis un grand ordre dans ses finances. J'ay relevé ensuite son talent singulier pour la flute, son amour pour les arts, j'ay lu déjà le discours préliminaire de la Henriade, je savois de vous qu'il a fait faire des Caractères d'argent pour une édition digne de La Henriade dans une imprimerie qu'il a établie à Berlin et qui ne le cèdera point à nostre imprimerie du Louvre. Vous m'avés après révélé qu'il vous envoye quelquefois des vers charmants. J'ay tasché de dire et de le divulguer. Peut'on trop relever Les vertus et les talens qui font Le bonheur et l'agrément des hommes?
Corrigés, effacés, renvoyés moy à réfondre si vous le jugés àpropos mon cher maître un petit ouvrage fait dans un si Louable dessein; ce n'est pas assés que vous assuriés Le Roy de Prusse de l'immortalité en chantant ses Louanges, il me semble flateur que son nom soit célébré par des plumes mesme bien inférieures à la vostre. L'acclamation publique est d'un grand prix pour le moment et dans les jours de triomphe la populace mesme ajoutent aux honneurs du triomphateur.
Au fait voici mon ode, qu'elle subisse vostre aimable critique, qu'elle soit aprouvée par les oreilles délicates de la divine Emilie, et si elle en paroit digne qu'elle aille à Berlin charmer Le Roy de Prusse en luy aprenant qu'un homme qui ne Le vit jamais, qui ne le verra de sa vie, qui n'a rien à craindre de luy ny rien à luy demander, l'estime, l'aime et l'admire.
Je vais retourner à Roüen et savoir positivement tout ce qui concerne l'affaire de mr. Le Marquis Duchatelet et y prendre plus de part que Luy mesme. Mr. le 1er président m'a promis de faire pour luy tout ce que sera possible.