1740-07-14, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

J'espère que mr de Camas aura rendu compte à v. m. du plaisir que j'ai eu de le voir, & de m'entretenir avec lui de tout ce qu'elle a déjà fait pour le bonheur de son peuple, & pour sa gloire.
V. m. peut aisément s'imaginer combien il a eu de questions à essuyer; je puis vous assurer que j'ai trouvé le jour que j'ai passé avec lui bien court, & que je ne lui ai pas dit la moitié de ce que j'avais à lui dire, quoique nous ayons toujours parlé de v. m. Je vois, par le choix qu'elle a fait de mr de Camas, & de ses compagnons, qu'elle se connaît aussi bien en hommes qu'en philosophie. Je n'ai guère connu d'homme plus aimable, & qui inspire plus la confiance; aussi n'ai je pu m'empêcher de lui laisser voir le désir extrême que j'ai d'admirer de près v. m. Nous en avons examiné ensemble les moyens, & j'espère qu'il en aura écrit à v. m. Il y en avait un, qui n'est plus à présent en mon pouvoir; je m'en console dans l'espérance que le voyage de v. m. à Clèves me mettra à portée de lui faire ma cour, & de ne devoir cette satisfaction qu'à mon attachement pour v. m. & au désir extrême que j'ai de l'en assurer moi même. Je rougissais d'en avoir l'obligation à d'autres, & il me suffit que v. m. daigne le désirer pour que je fasse l'impossible pour y parvenir.

V. m. doit bien croire que puisque le commencement des Institutions de physique ne lui a pas déplu, je vais presser la fin de l'impression, & j'espère les présenter à v. m., si j'ai le bonheur de la voir cet automne. Mais, sire, il faut que je vous dise que le cœur me saigne de voir le genre humain privé de la réfutation de Machiavel, & je ne puis trop rendre de grâces à v. m. de la bonté qu'elle a de m'excepter de la loi générale, & de m'en promettre un exemplaire; c'est le don le plus précieux que v. m. puisse me faire. Je ne crois pas que l'édition s'en achève en Hollande; mais j'imagine que v. m. en fera tirer quelques exemplaires à Berlin, & qu'elle n'oubliera pas alors la personne du monde qui fait le plus de cas de cet incomparable ouvrage; je ne connais rien de mieux écrit; & les pensées en sont si belles & si justes, qu'elles pourraient même se passer des charmes de l'éloquence. J'espère que v. m. sera servie comme elle le désire, & que ce livre ne paraîtra point. Mr de Voltaire ira même en Hollande, si sa présence y est nécessaire, comme je le crains infiniment; car les libraires de ce pays là sont sujets à caution, & je puis assurer v. m. qu'il ne lui fera jamais de sacrifice plus sensible que celui de ce voyage; j'espère cependant encore qu'il pourra s'en dispenser.

V. m. a sans doute bien des admirateurs qu'elle ne connaît point; mais je ne puis cependant finir cette lettre sans lui parler d'un des plus zélés, qui m'appartient de fort près, & que mr de Camas a vu ici; c'est mr du Chastellet, fils du colonel des gardes du grand duc; il a passé exprès à Bareith en venant de Vienne ici, pour avoir le plaisir de parler de v. m. & de connaître la princesse sa sœur; il en est parti comblé des bontés que l'on a eues pour lui dans cette cour, & le cœur tout plein de Fédéric. Madame la margrave lui a donné un air de la composition de v. m.; nous l'avons fait exécuter, & je travaille à l'apprendre, car la musique de v. m. est bien savante pour un gosier français, & je ne désirerais de perfectionner le mien que pour chanter ses ouvrages, & ses louanges. V. m. est à présent occupée à recevoir les hommages de ses sujets de Prusse; mais j'espère qu'elle est bien persuadée qu'on ne lui en rendra jamais de plus sincères & de plus respectueux que celle qui a l'honneur d'être &c.