1739-07-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Adrien Helvétius.

Je vois mon charmant amy que je vous avois écrit d'assez mauvais vers, et qu'Apollon n'a pas voulu qu'ils vous parvinssent; ma lettre étoit adressée à Charlesville, où vous deviez être; et j'avois eu soin d'y mettre une petite apostille afin que la lettre vous fût rendue en quelque endroit de votre département que vous fussiez.
Vous n'avez rien perdu, mais moy j'ay perdu L'idée que vous aviez de mon exactitude. Mon amitié n'est point du tout négligente. Je vous aime trop pour être paresseux avec vous. J'attends mon bel Apollon, votre ouvrage avec autant de vivacité que vous le faites. Je comptois vous envoyer de Bruxelles ma nouvelle édition de Hollande, mais je n'en ay pas encor reçu un seul exemplaire de mes libraires. Il n'y en a point à Bruxelles et j'aprends qu'il y en a à Paris. Les libraires de Hollande qui sont des corsaires maladroits, ont sans doute fait baucoup de fautes dans leur édition, et craignent que je ne la voye assez tôt pour m'en plaindre et pour la décrier. Je ne pouray en être instruit que dans quinze jours. Je suis actuellement avec madame du Chastelet à Anguien chez M. le Duc d'Aremberg, à 7 lieues de Bruxelles. Je joue baucoup au brelan, mais nos chères études n'y perdent rien. Il faut allier le travail et le plaisir. C'est ainsi que vous en usez et c'est un petit mélange que je vous conseille de faire toute votre vie, car en vérité vous êtes né pour l'un et pour L'autre.

Je vous avoue à ma honte que je n'ay jamais lu L'utopie de Tomas Morus. Cependant je m'avisay de donner une fête il y a quelques jours dans Bruxelles sous le nom de L'envoyé D'utopie. La fête étoit pour madame du Chastelet comme de raison; mais croiriez vous bien qu'il n'y avoit personne dans la ville qui sceut ce que veut dire uthopie? Ce n'est pas icy le pays des belles lettres. Les livres de Hollande y sont deffendus et je ne peux pas concevoir comment Roussau a pu choisir un tel azile. Ce doyen des médisans qui a perdu depuis longtemps l'art de médire, et qui n'en a conservé que la rage, est icy aussi inconnu que les belles lettres. Je suis actuellement dans un châtau où il n'y a jamais eu de Livres que ceux que madame du Chastelet et moy nous avons aportez. Mais en récompense, il y a des jardins plus baux que ceux de Chantilly, et on y mène cette vie douce et libre qui fait l'agrément de La campagne. Le possesseur de ce bau séjour vaut mieux que baucoup de livres; je crois que nous allons y jouer La comédie. On y lira du moins les rôles des acteurs.

J'ay bien un autre projet en tête. J'ay fini ce Mahomet dont je vous avois lu L'ébauche. J'aurois grande envie de savoir comment une pièce d'un genre si nouvau et si hazardé, réussiroit chez nos galants Français. Je voudrois faire jouer la pièce et laisser ignorer l'auteur. A qui pui-je mieux me confier qu'à vous? N'avez vous pas en main cet amy de Paris qui vous doit tout, et qui aime tant les vers? ne pouriez vous pas la luy envoyer? ne pouroit il pas la lire aux comédiens? Mais lit il bien? car une belle prononciation et une lecture patétique sont une bordure nécessaire au tablau. Voyez mon cher amy, donnez moi sur cela vos instructions.

Quelle est donc cette madame Lambert à qui je dois des compliments? Vous me faites des amis des gens qui vous aiment. Je seray bientôt aimé de tout le monde.

Adieu. Madame du Chastelet vous estime, vous aime, vous n'en doutez pas. Nos cœurs sont à vous pour jamais. Elle vous a écrit comme moy à Charlesville. Adieu, je vous embrasse du meilleur de mon âme.

Mon adresse sera toujours à Bruxelles, rue de la Grosse tour. Si vous voulez m'envoyer quelque gros paquet, il faudra de peur des curieux L'adresser à monsieur de Sechelles, intendant de Flandres, à Valenciennes, avec une seconde envelope à made du Chastelet.