1739-05-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Johann Bernoulli.

Je reçois votre paquet monsieur.
Je pars demain pour les Pays Bas. J'auray l'honneur de vous ennuyer plus au long quand j'auray une demeure fixe. En attendant voicy mes idées sur l'histoire de la Suisse et sur toutte histoire.

Il en est me semble d'une nation comme d'une famille; chaque famille doit avoir sa généalogie, ses registres, son histoire très détaillée. Chaque peuple doit en avoir autant. Mais ces détails d'une famille, très intéressants pour elle, le sont rarement pour ses voisins, et l'état de la France en 5 volumes quand on y joindroit l'almanac du palais, seroit peu lu à Madrid et à Lisbonne. Les détails ne deviennent intéressants que quand Le peuple dont on parle, s'est acquis une supériorité incontestable sur les autres nations. Je ne connois guère que la Grece et Rome dans ce cas. Encor ne conseilleroi-je à personne de compiler soixante et dix volumes sur l'histoire romaine comme deux prolixes jésuites l'on fait en dernier lieu. La vie est bien courte, les livres sont innombrables, chaque peuple de L'Europe veut qu'on parle de luy, et il n'y en a point qui ne le mérite, il faut donc dire ce qu'il y a de plus essentiel en moins de paroles que faire se peut.

Le projet de Mr de Murat me paroit excellent et il n'y a aucun de vos compatriotes qui ne doive l'encourager à L'exécuter. Je regarde son ouvrage sur la Suisse comme des papiers de famille mis en bon ordre. C'est un travail dont il n'apartient pas à un étranger de se mêler.

Pour moy voicy quel étoit uniquement mon objet, frappé des grandes choses que vos compatriotes ont faites pour se donner la liberté, et pour la conserver, et touché de l'équité de vos loix qui maintiennent autant qu'il est possible Les droits de l'humanité, je voulois dans une espèce d'abrégé donner aux Français une idée avantageuse d'une nation qui m'a paru trop peu conue de la nôtre, tous voisins que nous sommes. A dieu ne plaise que je fouillasse dans de vieilles archives, que je raportasse des traitez en original, et que je discutasse des faits dont l'éclaircissement n'importe à personne. Je n'ay fait qu'un petit volume sur l'histoire de Charles 12, feu mr de Limiers, docteur en droit, en compila sept, et je peux vous assurer qu'il y a au moins sept fois plus de faits, et sept fois moins de pancartes dans mon ouvrage que dans le sien. Je suis bien loin de croire que tout ce qui s'est fait mérite d'être écrit. Je pense qu'en histoire comme partout ailleurs

supprimit orator quæ rusticus edit inepté.

Lorsque je travaille à l'histoire du siècle de Louis 14, je me mets à la place d'un hambourgeois, et d'un portugais et je me dis à moy même, voyons ce qui m'intéresseroit, si j'étois né à Lisbonne ou sur les côtes de la mer germanique. Je veux faire un tablau, il ne faut donc pas le charger de trop de figures. On me communiqua il y a quelques années quarante huit volumes in folio des mémoires du marquis de Dangeau sur ce qui s'étoit passé à la cour de Louis 14. Savez vous combien j'en ay extrait? 8 feuillets.

Voicy donc quel est le résultat de tout cecy, que Mr de Murat fasse un bon et utile ouvrage où ses compatriotes puissent avoir recours dans toutes les ocasions et que moy je fasse un petit livre qui puisse être lu de nos oisifs de Paris. Je ne veux que mettre mr de Murat en mignature. Si ce marché luy plait je luy demanderay des instructions, s'il luy déplaît j'y renonceray. La seule chose comme je vous l'ay dit qui m'a donné la tentation d'écrire votre histoire, c'est mon entousiasme pour une nation libre qui peut devenir le centre des arts et des sciences dans peu d'années. Je sçai bien qu'on estimera votre nation sans moy, je ne voulois pas luy faire honeur, je voulois m'en faire, et en même temps me procurer un amusement très agréable.

Je vous prie sur cela monsieur de vouloir bien me mander le sentiment de mr de Murat et de luy faire mes très humbles compliments. Dès que je seray à Bruxelles je demanderay la permission de donner copie du manuscrit concernant la relligion des Russes, et je l'enverray sur le champ. Si vous écrivez à mr Sinner je vous prie de le remercier pour moy des sentiments qu'il veut bien avoir en ma faveur.

Mr de Kenig, avec qui nous partons, vous fait mille compliments. Il vous a sans doute écrit. Madame la marquise du Chastelet se souviendra toujours de vous, et moy monsieur je seray sans compliment Bernoullien toute ma vie.

V.