1738-06-10, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher ami, ce titre vous est dû, et par votre rare mérite, et par la sincérité avec laquelle vous me faites apercevoir mes fautes.
Je suis charmé de votre critique; je corrigerai tous les endroits que vous avez marqués; je travaillerai comme sous vos yeux. Vos lumières et vos censures seront comme les canaux qui forment les jets d'eau; elles régleront l'essor de mon esprit; et, plus vous mettrez de sévérité dans vos critiques, et plus vous augmenterez mes obligations.

Votre quatrième Epitre est un chef d'œuvre. Césarion et moi nous l'avons lue, relue et admirée plus d'une fois. Je ne saurais vous dire à quel point j'estime vos ouvrages. La noble hardiesse avec laquelle vous débitez de grandes vérités m'enchante.

Au bord de l'infini ton cours doit s'arrêter.

Ce vers est peut être le plus philosophique qui ait jamais été fait. L'orgueil de la plupart des savants n'est pas capable de se ployer sous cette vérité. Il faut avoir épuisé la philosophie pour en dire autant.

Lorsque l'esprit divin de Voltaire s'arrête
Tel qui veut passer outre, est ignorant ou bête.

Vous avez un talent tout particulier pour exprimer les grands sentiments et les grandes vérités. Je suis charmé de ces deux vers:

O divine amitié, félicité parfaite,
Seul mouvement de l'âme où l'excès soit permis!

Je voudrais pouvoir inculquer cette vérité dans le cœur de tous mes compatriotes et de tous les hommes. Si le genre humain pensait ainsi, nous verrions une république plus parfaite et plus heureuse que celle de Platon.

Cette saison, qui est pour moi le semestre de Mars, m'a fourni tant d'occupation et tant de soins qu'il m'a été impossible de vous répondre plus tôt. J'ai reçu encore la cinquième Epître sur le bonheur, et je vous réponds à toutes ces lettres à la fois.

Pour vous parler avec ma franchise ordinaire, je vous avouerai naturellement que tout ce qui regarde l'homme dieu ne me plaît point dans la bouche d'un philosophe, et d'un homme qui doit être au dessus des erreurs populaires. Laissez au grand Corneille, vieux radoteur et tombé dans l'enfance, le travail insipide de rimer l'Imitation de Jésus-Christ, et ne tirez que de votre fonds ce que vous avez à nous dire. On peut parler de fables, mais étant des fables; mais je crois qu'il vaut mieux garder un silence parfait sur ce qui regarde les fables chrétiennes, canonisées par leur ancienneté et par la crédulité des hommes, puériles et absurdes pour des hommes qui raisonnent conséquemment.

Il n'y aurait que le théâtre auquel je permettrais de représenter quelque fragment de l'histoire de ce prétendu sauveur; et dans votre cinquième Epître il paraît qu'une condescendance pour les jésuites ou quelque prêtraille vous a déterminé à parler de ce ton.

Vous voyez, monsieur, que je suis sincère. Je puis me tromper, mais je ne saurais vous déguiser mes sentiments.

Césarion a reçu avec joie et avec transport la lettre que vous lui avez écrite. Vous recevrez sa réponse sous ce même couvert. Nous allons nous séparer pour un temps, puisque je suivrai le roi au pays de Clèves. Je compte y être le mois prochain. Ayez la bonté, d'adresser vos lettres, vers ce temps, au colonel Borcke, à Wésel. J'espère en recevoir quelques unes pendant le séjour que j'y ferai, vu la proximité de la France. Je tournerai le visage vers Cirey et je ferai comme les Juifs captifs à Babylone, qui se tournaient vers le côté du temple pour faire leurs prières et pour implorer l'assistance divine.

Voici quelques pièces de ma façon que j'expose au creuset. Je crains fort qu'elles ne soutiennent pas l'épreuve. C'est, comme vous voyez, toujours le démon des vers qui me domine. Bientôt celui des combats pourrait influer sur moi. Si le sort ou le démon de la guerre me rend ennemi des Français, soyez bien persuadé que la haine n'aura jamais d'empire sur mon esprit, et que mon cœur démentira toujours mon bras. J'aimerai tendrement les habitants de Cirey, tandis que je ferai la guerre aux Français; et je dirai

 . . . . de mon épée
Qui du sang espagnol eût été mieux trempée.

Je vous prie de me donner de vos nouvelles le plus souvent qu'il vous sera possible; je suis d'une inquiétude extrême sur tout ce qui regarde votre santé. Nous venons de perdre ici un des plus grands hommes d'Allemagne. C'est le fameux m. de Beausobre; homme d'honneur et de probité, grand génie, d'un esprit fin et délié et quelquefois trop subtil, grand orateur, savant dans l'histoire de l'église et dans la littérature, ennemi implacable des jésuites, la meilleure plume de Berlin, un homme plein d'un feu et d'une vivacité, que quatre-vingts années de vie n'avaient pu glacer, d'ailleurs sentant quelque faible pour la superstition (défaut assez commun chez les gens de son métier) et connaissant assez la valeur de ses talents pour être sensible aux applaudissements et à la louange. Cette perte m'est d'autant plus sensible, qu'elle est irréparable. Nous n'avons personne qui puisse remplacer m. de Beausobre. Les hommes de son mérite sont rares, et quand même la nature les sème, ils ne parviennent pas tous à la maturité.

Il m'est parvenu une lettre qu'une dame de ce pays-ci vous a écrite. Vous aurez bien vu, par son style, qu'elle est brouillée avec le sens commun. Ne jugez pas de toutes nos dames par cet échantillon, et croyez qu'il en est dont l'esprit et la figure ne vous paraîtraient pas réprouvables. Je leur dois bien quelques mots en leur faveur, car elles répandent des charmes inexprimables dans le commerce de la vie; et, an faisant abstraction de la galanterie même, elles sont d'une nécessité indispensable dans la société, et sans elles toute conversation est languissante.

J'attends la Mérope, j'attends quelque merveille fraîchement éclose; j'attends des nouvelles de mon ami, une réponse sur quelques bagatelles que j'ai fait partir pour le petit paradis; et toute cette attente me fait bien languir.

J'ai oublié de vous dire que j'ai reçu tout votre Newton, j'entends l'édition d'Hollande. Je vous ai promis de vous communiquer toutes mes réflexions; mais le moyen? Je n'ai pas eu, depuis quatre semaines, le moment de me reconnaître, et à peine puis je vous écrire ces deux mots.

Mille amitiés à la marquise et à tous ceux qui sont assemblés à Cirey au nom de Voltaire. Je vous prie, ne m'oubliez point, et soyez fermement persuadé de l'estime et de l'amitié avec laquelle je suis, mon cher ami, votre très fidèle ami,

Federic