Le 20 décembre [1736]
J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 10 décembre, et depuis ce temps une heureuse occasion a fait parvenir jusqu'à moi votre livre de philosophie.
Mes louanges vous seront fort inutiles: je suis un juge bien corrompu. Je pense absolument comme vous presque sur tout. Si l'intérêt de mon opinion ne me rendait pas un peu suspect, je vous dirais: Macte animo, generose puer, sic itur ad astra. Mais je ne veux pas vous louer, je ne veux que vous remercier. Oui, je vous rends grâces, au nom de tous les gens qui pensent, au nom de la nature humaine qui réside dans eux seuls, des vérités courageuses que vous dites. Vox exœquat victoria cœlo. Je vous trouve l'esprit de Bayle et le style de Montagne. Votre livre doit avoir un très grand succès, et les écrits de la superstition et de l'hypocrisie ne serviront qu'à votre gloire. Mon dieu, que votre indepair m'a réjoui! et que cela donne un bon ridicule à l'indéfini! mais qu'il y a de choses qui m'ont plu! et que j'ai envie de vous voir pour vous le dire! Vous devez mener une vie très heureuse; vous vivez avec les belles lettres, la philosophie, tous les arts. Je vous fais bien mes complimens sur tout cela.
Qu'il me soit permis de profiter de votre exemple, et d'être un peu philosophe à mon tour. Je vous envoie une épître à madame la marquise du Châtelet, épître qui est, ce me semble, dans un autre goût que celles de Rousseau. N'est ce pas un peu rappeler l'art des vers à son origine que de faire parler à Apollon le langage de la philosophie? Je voudrais bien n'avoir consacré mon temps qu'à des choses aussi dignes de la curiosité des hommes raisonnables. Je suis surtout très affligé d'être obligé quelquefois de perdre des heures précieuses à repousser les indignes attaques de Rousseau et de Desfontaines. La jalousie a fait le premier mon ennemi, l'autre ne l'est devenu que par excès d'ingratitude. Ce qui me console et me justifie, c'est que mes ennemis sont les vôtres.