1741-08-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson.

Madame du Chastelet monsieur vous mande que je suis assez heureux pour soumettre à vos lumières un certain prophète dont j'avois déjà eü l'honneur de vous réciter quelques scènes.
Je voudrois pousser ce bonheur là jusqu'à vous le présenter moy même à Paris, mais nous sommes encor bien loin d'une félicité si complette. J'ay de plus à vous prévenir que vous n'en verrez qu'une copie très informe; depuis que la personne qui doit vous prêter le manuscript, en est possesseur, j'y ay changé plus de deux cent vers, et dans ces deux cent vers il y a baucoup de choses essentielles. Il n'y a pas moyen de vous envoyer la véritable leçon. Pardonnez moy donc si vous n'avez qu'une ébauche informe. Je vous fais ma cour comme je peux, et certainement je voudrois mieux faire, je voudrois pouvoir me vanter à moy même de vous avoir amusé une heure ou deux dussent ces deux heures m'avoir coûté deux ans de travail.

Si vous aviez été jusqu'à Lile je n'aurois pas manqué d'y retourner. Je vous aurois couru comme les autres courent les princes. On dit que vous avez un fils digne d'un autre siècle, mais non d'un autre père. Il fait de jolis vers. Macte animo, generose puer. Je croiois qu'on ne faisoit plus de vers français qu'en Prusse et en Silesie. Je reçois toujours quelques vers de Breslau et de Berlin. Voylà tout le commerce que j'ay avec le Parnasse. Toute notre nation à ce qu'on dit veut passer le Rhin et la Meuse sans trop savoir ce qu'ils y vont faire. Mais ils partent, ils font des équipages, ils vont à la guerre et cela leur suffit. Ils chantent et dansent la première campagne, la seconde ils bâillent, et la troisième ils enragent. Il n'y a pas d'apparence qu'ils fassent la troisième. Les choses semblent tournées de façon qu'on poura faire bientôt frapper une nouvelle médaille de regna assignata. Il semble que la France depuis Charlemagne n'a jamais été dans une si belle situation. Mais de quoy tout cela servira t'il aux particuliers? Ils payeront le dixième de leurs biens et n'auront rien à gagner.

Je reviens à Mahomet. L'abbé Moussinot, qui demeure cloitre st Mery, aura l'honneur de l'envoyer cacheté à vos ordres. Je vous prie instament de le renvoyer de même sans permettre qu'il en soit tiré Copie.

Adieu monsieur, aimez toujours baucoup les belles lettres, et daignez aussi aimer un peu l'homme du monde qui vous est attaché avec le respect le plus tendre.

V.