[c. 20 June 1735]
Vrayment vous ne m'aviez pas dit que vous aviez environ quinze cent livres par an pour la peine de souper tous les jours en bonne compagnie, et moy qui sais que touttes les choses de ce monde passent, je craignois que vous ne perdissiez un jour vos soupers, et que vous ne vous trouvassiez sans vin de champagne, et sans fortune.
Mais puisque vous avez l'utile et l'agréable, je n'ay plus qu'à vous féliciter. Mais j'ai toujours à vous exhorter à ménager votre santé, et à surmonter votre paresse. Je suis bien content de vous pour le présent. Vous voylà un peu à votre aise, vous vous portez bien, et vous m'écrivez de grandes lettres. Mais continuez dans ce régime et ne vous relâchez sur rien de tout cela. Surtout si vous avez de l'amitié pour moy, tâchez de vous assurer dans votre chemin de tout ce que vous trouverez qui concernera l'histoire des hommes sous Louis 14, de tout ce qui regardera le progrès des arts, et de l'esprit. Songez que c'est l'histoire des choses que nous aimons. Vous ne me parlez plus de cette tragédie indienne qui a eu un si bau succez à la première représentation. Qu'est devenu ce succès? n'est il pas arrivé la même chose qu'à Gustava Vaza? et le public n'a t'il point infirmé son premier jugement? Je vous remercie du barbouillage que vous m'avez envoyé sous le nom de mon portrait. Il me paroît que ce prétendu peintre a tort de dire que je finis bien vite avec mes égaux par le dégoût. Il y a vingt ans que notre amitié doit être une preuve du contraire. Je suis charmé que vous ayez été content d'Emilie. Si vous la connoissiez davantage, vous l'admireriez. Son amie madame la duchesse de Richelieu, suit un peu ses traces quoy que d'assez loin. Elle a très bien profité des excellentes leçons de phisique qu'un artiste nommé Varinge fait à Luneville. Un célèbre prédicateur jesuitte, apellé père Dallemant, s'est avisé de venir à ces leçons et de disputer contre elle sur le sistème de Neuton qu'elle commence à entendre, et qu'il n'entend point du tout. Le pauvre prêtre a été confondu et hué en présence de quelques Anglais qui ont conçu de cette afaire baucoup d'estime pour nos dames, et un peu de mépris pour la science de nos moines. Cette avanture valoit la peine de vous être contée. Envoyez moy l'épitre imprimée de Formont et quelque chanson de Mecenas la Popeliniere si vous en avez. Adieu, je vous embrasse.