1734-05-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Votre protégé i . . . m'a perdu.
Il n'y avoit pas encor un mois qu'il m'avoit juré que rien ne paroitroit, qu'il ne feroit jamais rien que de mon consentement. Je luy avoit prêté quinze cent francs dans cette espérance. Cependant à peine sui-je à quatrevingt lieues de Paris que j'aprends qu'on débite publiquement une édition de cet ouvrage avec mon nom à la tête, et avec la lettre sur Pascal. J’écris à Paris, je fais chercher mon homme, point de nouvelles. Enfin il vient chez moy et parle à Demoulin, mais d'une façon à se faire croire coupable. Dans cet intervale on me mande que si je ne veux pas être perdu, il faut remettre sur le champ l’édition à mr Rouillé. Que faire dans cette circomstance? irai-je être le délateur de quelqu'un? et pui-je remettre un dépost que je n'ay pas? Je prends le parti d’écrire à J. le 2 may, que je ne veux être ny son délateur ny son complice, que s'il veut se sauver et moy aussi, il faut qu'il remette entre les mains de Demoulin, ce qu'il poura trouver d'exemplaires, et apaiser au plus vite le garde des sceaux par ce sacrifice. Cependant il part une lettre de cachet le quatre may, je suis obligé de me cacher, et de fuir, je tombe malade en chemin. Voylà mon état, voicy le remède.

Le remède est dans votre amitié. Vous pouvez engager la femme de j. à sacrifier 500 exemplaires. Ils ont assez gagné sur le reste supposé que ce soient eux qui aient vendu l’édition. Ne pouriez vous point alors écrire en droiture à mr Rouillé, luy dire qu’étant de vos amis depuis longtemps, je vous ay prié de faire chercher à Rouen l’édition de ces lettres, que vous avez engagé ceux qui s'en étoient chargez à la remettre etc., ou bien voudriez vous faire écrire le PP? Il s'en feroit honeur, et il feroit voir son zèle pour l'inquisition littéraire qu'on établit. Soit que ce fût vous, soit que ce fut le PP, je crois que cela me feroit grand bien, si le garde des sc. pouvoit savoir par ce canal et par une lettre écritte à mr Rouillé que j'ay écrit à Roüen le 2 may pour faire cher cher l’édition à quelque prix que ce pût être.

Je remets tout cela à votre prudence et à votre tendre amitié. Votre esprit et votre cœur sont faits pour ajouter au bonheur de ma vie quand je suis heureux et pour être ma consolation dans mes traverses.

Aprésent que je vais être tranquille dans une retraitte ignorée de tout le monde, nous nous enverrons sûrement des Samsons et des pièces fugitives en quantité. Laissez faire, vous ne manquerez de rien, vous aurez des vers. J'embrasse tendrement mon amy Formont et notre cher du Bourgtroude. Adieu mon aimable amy, adieu.

Ecrivez moy sous l'enveloppe de l'abbé Moussinot, cloître st Mery.