J'aurois dû répondre plutôt mon cher amy à votre charmante lettre dans la quelle vous me parlez avec tant de prudence, d'amitié, et d'esprit.
J'attendois de jour en jour le paquet que [. . .] et j'espère que j'auray du moins deux mois pour prendre mon party. Il y a des temps où l'on peut impunément faire les choses les plus hardies, il y en a d'autres où ce qu'il y a de plus simple et de plus innocent devient dangereux et criminel. Y a t'il rien de plus fort que les lettres persannes? y a t'il un livre où l'on ait traitté le gouvernement et la relligion avec moins de ménagement? Ce livre cependant n'a produit autre chose que de faire entrer son autheur dans la trouppe nommée académie française. St Evremont a passé sa vie dans l'exil pour une lettre qui n’étoit qu'une simple plaisanterie. La Fontaine a vécu paisiblement sous un gouvernement cagot, et est mort à la vérité comme un sot mais aumoins dans les bras de ses amis; Ovide a été exilé et est mort chez les Scites. Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde. Je tâcheray de vivre à Paris comme la Fontaine, de mourir moins sottement que luy, et de n’être point exilé comme Ovide.
Je ne veux pas assurément pour trois ou quatre feuillets d'impression me mettre hors de portée de vivre avec mon cher Cideville. Je sacrifierois tous mes ouvrages pour passer mes jours avec luy. La réputation est une fumée, l'amitié est le seul plaisir solide. Je n'ay pas un moment mon cher Cideville. Je suis circomvenu d'affaires, d'ouvriers, d'embaras, et de maladies. Je ne suis pas encor fixé dans mon petit ménage. C'est ce qui fait que je vous écris en courant. J'embrasse notr͞e philosophe Formont. Je n'ay pas encor eu le temps de luy écrire. Adieu, je ne sai pas encor si Linant sera un grand poète, mais je crois qu'il sera un très honnête et très aimable homme.
V.
ce dimanche [26 juillet 1733]