1724-06-27, de Henry St John, 1st Viscount Bolingbroke à Voltaire [François Marie Arouet].

Si vous êtes occupé dans le fonds de votre Normandie, Je ne le suis pas moins dans le fonds de mon hermitage.
Les deux pièces que je raccommode sont moy et mon jardin. Le dernier de ces ouvrages répond assez à mes espérances. Ce n'est pas de même de l'autre. En sçavez vous la Raison, mon cher Voltaire? c'est que j'ai commencé à y travailler trop tard. Il n'est pas de l'esprit, ni même du cœur, comme de la terre. Il faut laisser reposer cellecy. Plus elle repose, et plus les moissons deviennent abondantes. Les autres au contraire périssent par le Repos. Ills prennent de mauvaises habitudes qui se laissent difficilement changer, et qui retournent avec grande facilité; semb[1]ables à ces terres qui sont couvertes de mauvaises herbes pour avoir été trop long temps en friche. Ces herbes sont arrachées avec une peine extrême, et malgré cela le Laboureur est pris pour dupe. Elles ont déjà jetté leurs graines qui germent dans la terre, et qui luy préparent pour les années suivantes un Renouvellement de travail aussy pénible qu'ingrat. Il y a pourtant, ce me semble, une différence entre l'esprit et le cœur, en faveur du dernier. Si vous réussissez à arracher les mauvaises herbes de celuy cy, le bon froment y viendra à mesure. Mais un esprit qu'on laisse trop long temps en friche, ne se cultive plus avec avantage. Il devient dur, et stérile comme votre langue, qui ne me fournit pas le mot que Je cherche, et qui est si ridiculement précieuse que je n'ose pas employer l'image qui se présente. Vous disayje ce qui m’à fait perdre tant de temps? pourquoy non? L'indulgence de mon confesseur mérite bien que je pousse ma confession jusqu'au bout. En entrant dans le monde j'ay donné quelques marques de génie qui n’étoient pas communes à tous ceux de mon âge. Le publique y applaudit. Je crus d'abord que ces applaudissemens étoient tout aussy faciles à conserver qu’à gagner, et que celuy dont le publique étoit content devoit être content de luymême. Très peu de temps m'a fait revenir de la première de ces Erreurs; J'ay découvert que le publique n'est bon que par étourderie, et qu'au fonds il est malin par principe, qu'il donne quelques fois des suffrages favorables, mais pour les avoir tels de suite qu'il faut les extorquer. Un temps plus long m'a guéri de la seconde de ces Erreurs, et j'ay appris qu'on n'a pas toujours Raison d’être content de soy quand le publique l'est.

Vous ne tomberez ni dans l'une ni dans l'autre de ces Erreurs, ou si vous y tombez vous en sortirez vite, pourveu que vous commenciez dès à présent à cultiver les tallens admirables que la Nature vous a donné. Votre imagination est une source intarissable des idées les plus belles et les plus variées. Tout le monde vous l'accorde, servez vous en pour inventer. Mais retenez la quand il s'agit de corriger vos ouvrages, ou de régler votre conduite. Ne souffrez pas qu'elle entre dans le département du jugement. Ills ne marchent pas bien ensemble. Montagne auroit dit peutêtre, ills ne sont pas du même pied. Il y a quelque chose de plus. La Nature donne l'imagination, elle ne donne que la puissance d'acquérir le jugement. L'une ne demande que de la nature, l'autre veut être formé, et voilà ce qui est difficile à faire, si l'on ne commence de bonne heure. Chaque année il devient plus difficile, et après un certain nombre d'années il devient impossible de le porter à un certain degré de force, et à un certain point de précision. Il s'en faut beaucoup que vous ayez ce nombre d'années. Ne croyez pas pour cela que vous ayez du temps à perdre. La Nature vous a donné un grand fonds de bien, dépêchez vous à le faire valoir. Joignez ensemble, il ne tient qu’à vous, deux choses qui se trouvent rarement unies, et dont l'union pourtant forme ce qu'il y à de plus parfait dans notre monde intellectuel; la faculté d'inventer et d'orner, avec celle de tordre ces fils de raisonemens sans le secours des quels il est impossible de tirer la vérité des Recoins de ce Laberinthe où elle se cache fort souvent. Si vous lisez l'Essay sur l'Entendement humain, vous lisez le livre que je connois le plus capable d'y contribuer. Si vous n'y trouvez que peu de choses, prennez garde que ce ne soit votre faute. Vous y trouverez des véritez prodigieusement fertiles. C'est à vous à en faire les applications, et à en tirer les conséquences. Il est sûr que vous n'y trouverez pas les profondeurs de Descartes, ni le sublime de Mallebranche. C'est une grande science que de sçavoir ou l'ignorance commence, et c'est une science que ces grands hommes n'avoient pas. Qu'en est il arrivé? Il est arrivé que le premier éblouissement passé, on à découvert par exemple que Des Cartes dans la physique et Mallebranche dans la Métaphysique ont étez plutost Poètes que Philosophes. Les bornes des observations et de la géométrie étoient trop étroites pour le premier, il à voulu les franchir. Il les à franchis en effet, mais elles se sont cruellemt vangées. Elles ont suscité des Huygens et des Newtons qui ont démontré, car il ne s'agit pas d'opinion, ou de probabilité, que la Nature n'agit pas comme il l'a fait agir, que presque toutes les loix du mouvement qu'il établit, sont fausses; et que ces fameux tourbillons sont des chimères. Les bornes des idées que l'esprit humain est capable d'avoir étoient trop étroites pour le dernier. Il en est sorti, et il à fait des livres remplis du plus beau galimatias du monde, mais dans les quels on ne voit pas plus qu'il voyoit en Dieu.

Si je laissois aller ma plume, Je remplirois encore peutêtre une douzaine ou deux de pages, tant Je me trouve agréablement occupé quand je vous écris. Vous ne vous trouverez pas de même quand vous lirez ma lettre. Que faire? Je n'ay pas le temps d'en faire une autre. Je vous dis vray quand je vous dis que je n'ay pas le temps, car il me semble que ie suis plus occupé àprésent que je ne l'ay jamais été.

Si vous voulez écrire à la Marquise, vous n'avez qu’à addresser votre lettre à elle chez Monsieur Brinsden in Durham Yard in the Strand, London. Mais Je vous avertis que la curiosité est grande, et que tout ce que vous luy écrirez sera lu par d'autres. N’écrivez donc que ce que vous voulez que ces autres voyent.

Je vous remercie de tout mon cœur des sentimens que vous me témoignez, et de l'intérêt que vous prennez à ce qui me regarde. Je crois que je sauveray du bien. Si c'est beaucoup Je dépenseray plus, si c'est peu je dépenseray moins. Dans un cas comme dans l'autre je seray également heureux. Adieu. Je vous aime en vérité de tout mon cœur. En faveur de ma passion pardonnez à ma pédanterie.

Si votre Chancelier est avec vous, faites luy mes complimens.

Ceux qui vous ont dit que le Pouilly étoit parti vous ont trompéz. Il est encore icy, et il ne me paroit pas s'y ennuyer trop. Il vous fait mille tendres complimens.