1811-11-18, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

Mon cher ami,

pourquoi n'ai-je point de tes nouvelles? Es-tu toujours plus malade ou es-tu en route pour venir me joindre? Je suis inquiet, sérieusement inquiet; rassure-moi donc vite, écris-moi quelques lignes seulement, pas plus long que je n'écris à mon amie quand je suis pressé : je t'aime et je me porte bien. Ajoutes-y : j'arrive.

Tu sais que je suis à Rome déjà depuis un certain temps. J'y mène la vie d'un ermite : j'erre le malin dans ses vastes solitudes, tout seul le plus souvent; je visite, un livre dans ma poche, ces belles et désertes galeries des palais romains ; le soir, je travaille ou vais visiter quelques artistes. Ils sont tous de l'honnêteté et de la complaisance la plus aimable. Il va huit jours que je n'ai mis les pieds au spectacle. Je ne sais si je dois aller faire une excursion à Naples : on assassine toujours à force; et puis Rome me plaît au delà de toute expression. Son aspect, ses moeurs, son silence, sa tranquillité, me font du bien. Si jamais des malheurs irréparables m'arrivaient, je viendrais me fixer ici. Je crois que c'est le lieu qui convient le mieux à la douleur, à la rêverie, aux chagrins sans espoir. Il me semble que madame de Staël dit quelque chose de semblable dans Corinne, je suis bien de son avis. C'est une femme qui, quoi qu'on en dise, connaît bien le coeur de l'homme, et a souvent plus de sens qu'on ne croit. Il y a tant de choses qu'on ne connaît qu'après les avoir soimême éprouvées !

Madame la comtesse d'Albani est actuellement ici. Je l'ai rencontrée, il y a une quinzaine de jours, à la galerie du Vatican, mais, comme je n'ai pas de recommandation pour elle, je ne m'y suis pas présenté. Elle est toujours, dit-on, avec un certain peintre français qu'on croit avoir succédé à Alfiéri. Quelle chute!...

Je ne sais où je passerai mon hiver. J'aimerais à le passer à Rome, mais de cruelles circonstances me tourmentent et me rappellent. Viens, décide- moi, aide-moi, secours-moi, je suis un homme perdu. Vignet m'écrit des lettres dignes de lui, charmantes. Vois-le en passant et embrasse-le pour moi. Si je repasse par le Mont-Cenis, ce quiserait fort de mon goût, je me propose de m'arrèter quelque temps à Chambéry. Je le dirai que j'ai l'envie de m'établir quelque temps dans ce payslà; je ne sais pourquoi il m'enchante. J'y louerai une de ces petites maisons, solitaires et pourtant si près de la ville, afin de pouvoir, quand je le voudrai voir quelques figures humaines, car je vis plus que jamais avec des êtres tout imaginaires. Ce que je ne conçois pas, c'est que nous ayons ainsi dans notre tête l'image d'êtres parfaits, et que dans la réalité ils n'existent pas. Où avons-nous donc pris cette copie sans modèle? — Il faudra qu'alors tu t'établisses au Lemps. Nous irons un mois chez l'un, un mois chez l'autre. Mais te contenteras-tu de mon frugal ordinaire? Ce ne sera pas, comme dit Horace, l'aurea mediocritas, ce sera bien pis.

J'attends un de ces jours le dénoûment d'une affaire, qui doit me décider sur le temps de mon séjour ici, et qui me donnera peut-être un moment de relâche dans mes chagrins. Dieu le veuille !

Hier je suis monté à St-Onuphre, je suis entré dans le couvent, dans une petite vilaine église : un frère m'a reçu et commençait à m'expliquer de mauvaises peintures et d'ennuyeuses inscriptions. — Mais le tombeau du Tasse, lui disais-je toujours? — Per Dio, le tombeau du Tasse! vous marchez dessus, m'a-t-il dit; et en effet j'ai regardé à mes pieds, j'ai vu une très-petite pierre carrée et l'inscription : Fratres ejus ecclesiae, etc. Je me suis jeté à genoux, je ne sais pas quelle prière j'ai faite, mais je sais bien que je pleurais en me relevant et que je me suis en allé bien honteux de moi-même.

J'ai vu à Rome tout ce qu'on peut voir matériellement, mais que d'années et de connaissances il faudrait pour dire: J'ai vu Rome!

Adieu, écris-moi, à M. Alph. de Lamartine, poste restante, à Rome. Je t'embrasse à présent, non-seulement comme mon meilleur, mais comme mon unique ami : mes yeux se sont dessillés sur bien d'autres. Adieu, tout à toi in aeternum.

ALPH. DE LAMARTINE.