Ce dimanche 15 mars 1778
Je suis effrayée de tout ce que j'aurais à écrire si j'entreprenais de répondre comme il conviendrait à tous les articles de votre lettre.
D'abord aux louanges que vous donnez à mon style, qui assurément ne sont pas de bonne foi. Indépendamment de toute la supériorité d'esprit de mme de Sévigné je suis bien éloignée d'avoir son enthousiasme, sa gaîté, son âme, et de me faire ainsi qu'elle un plaisir d'écrire. Je n'ai pas certainement sa facilité, je me fais effort pour raconter, et vous ne me persuaderez jamais que j'en ai le talent; mais puisque vous vous en contentez cela suffit pour m'encourager à continuer. Je vais commencer par Voltaire. Depuis son vomissement de sang, qui fut le lendemain ou surlendemain de ma seconde visite, il en a craché tous les jours. J'ai envoyé exactement savoir de ses nouvelles, excepté depuis quatre ou cinq, et je continuerai à mettre autant d'intervalle à mes attentions. Je ne suis point contente de lui, il est arrivé ce que j'avais prévu et qui m'ôtait le désir de son retour. Nos très beaux esprits l'ont non seulement refroidi pour moi, mais l'ont engagé à me faire des tracasseries. Il m'impute d'avoir répandu les vers sur Marmontel, et de l'en faire passer pour l'auteur. Cela est faux, tout le monde l'a reconnu, et quand il serait vrai que j'y eusse contribué, le crime ne serait pas assez grand pour que j'eusse la plus petite vélléité de le désavouer. Enfin depuis cette seconde visite je ne l'ai point été voir. Cette seconde ne fut pas semblable à la première, où il me marqua une amitié et une tendresse extrêmes, mais je vous ai fait le récit de ces deux visites. A l'égard de ce qui s'est passé depuis, je trouve qu'il ne s'est pas mal conduit. Il a vu cet abbé dont je vous ai parlé, lequel abbé a exigé la déclaration qu'il a faite et qui le met à l'abri de toute autre importunité. Il n'a dans la tête que sa tragédie, qui sera représentée demain; il est trop faible pour en aller être témoin. Il en vivra quelques jours de plus, car quoique cette pièce doive être applaudie des spectateurs, par le respect qu'on a pour l'auteur, le jeu des acteurs le mettrait en fureur et lui ferait vomir son sang et son âme. On ne sait quel parti il prendra, s'il s'établira ici; il dit qu'il veut s'en retourner. En aura t-il la force? C'est dont je doute. La vanité ne parvient jamais à son but; elle ne fait faire que des sottises, loin d'augmenter la considération, elle la fait perdre. Le voyage de Voltaire en est une nouvelle preuve. Mais laissons cela et parlons d'autres choses….
Ce lundi à 6 heures du matin
Voltaire se portait hier beaucoup mieux, mais je ne crois pas assez bien pour qu'il puisse aller aujourd'hui à la représentation de sa pièce. C'est ce que j'apprendrai tantôt et que je vous écrirai mercredi par le courrier de votre ambassadeur….
Adieu jusqu'à mercredi, que je vous manderai ce que j'aurai appris de la pièce de Voltaire; jamais il n'y aura eu tant de monde à aucun spectacle.