A Paris, 15 de mars [1778]
Le vieux malade n'a pu encore écrire à m. et à madame de Florian.
Il a été à la mort pendant plus de quinze jours, depuis son accident. Il a fallu passer par toutes les horreurs qui accompagnent cet état. Il saisit un moment où il souffre un peu moins, pour dire à m. et à madame de Florian qu'il serait mort en les aimant de tout son cœur, et en comptant sur leur souvenir.
Vous savez que tout parle guerre à Paris; que le roi a déclaré, par son ambassadeur à Londres, qu'il veut la paix; mais qu'il fera respecter son pavillon et le commerce de ses sujets. Le traite avec les Américains est public. J'ai vu m. Franklin chez moi étant très malade: il a voulu que je donnasse ma bénédiction à son petit-fils. Je la lui ai donnée, en disant: Dieu et la liberté, en présence de vingt personnes qui étaient dans ma chambre.
L'ambassadeur d'Angleterre arriva une heure après. Tout ce que j'ai éprouvé de bontés de la cour et de la ville, a été bien au delà de mes espérances et même de mes souhaits; mais je ne crois pas que ce temps-ci puisse être convenable pour demander des grâces pécuniaires en faveur de ma colonie. Le roi est trop endetté. Les flottes ont coûté un argent immense. Les billets de la loterie de m. Necker perdent chacun quatre-vingts sur mille. Il y en a cinq mille à prendre, dont personne ne veut. Il n'est plus question d'économie, il ne s'agit plus que de vengeance. M. d'Estaing commande une escadre formidable, m. de la Motte-Piquet une autre.
Vous savez que m. Dupuits est à Paris, et qu'il espère être employé. Il est à croire que, sans guerre déclarée, il y aura des coups donnés. Pour moi, qui suis très pacifique, je ne songe qu'à être défait de tous les polissons qui me parlent de Shakespeare, de Faxhall, de rostbif, de sauteurs anglais et de milords anglais.
Je demande bien pardon à m. de Florian d'entrer dans ces détails. J'aimerais bien mieux faire paver devant sa maison; mais je vois qu'il est plus aisé de guérir d'un vomissement de sang que d'obtenir de l'argent d'un gouvernement obéré, qui n'a pas même le moyen de payer le pauvre Racle. Il y a ici un luxe révoltant et une misère affreuse. Paris est le rendez vous de toutes les folies, de toutes les sottises et de toutes les horreurs possibles.
Quand pourrai je revoir Ferney, et embrasser tendrement le seigneur et la dame de Bijou!