1777-03-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je vous ai avoué il y a bien longtems, Monseigneur, que Dieu, quand il lui prit fantaisie de me faire n'emploia rien de la belle pâte dont il vous a pétri.
Je m'en suis aperçu il y a quelques jours plus que jamais. Je perdis pendant deux jours la mémoire comme Bernard, et je la perdis si absolument que je ne pouvais retrouver aucun mot de la langue. Jamais la nature n'a joué un tour plus sanglant à un académicien. Il est ridicule que je tâte de l'apopléxie, étant aussi maigre que je le suis, mais je vous jure que j'aurai beau essuier ces petits accidents, et perdre la mémoire, je n'oublierai jamais les bontés dont vous m'avez honoré pendant ma misérable vie.

Je me ressouviens bien pourtant que j'avais prié Madame de St Julien, il y a plusieurs mois, de me recommander à vous. Elle ne m'a point écrit depuis ce tems là, mais elle vous a présenté ma requête fort mal à propos, et dans le tems que vous vous étiez déjà rendu à ma seule prière, de sorte que dans mes malheurs je n'ai qu'à vous remercier.

J'ai un procez au parlement de Dijon probablement plus triste pour moi que le vôtre ne l'est pour vous, car je pourais bien perdre le mien, et il me parait impossible qu'on ne vous rende pas la justice qu'on vous doit. Tout ce qu'on a fait contre vous est si criant et si absurde qu'on ne peut s'empêcher d'en rougir, pour peu qu'on ait conservé une ombre de raison et d'équité. Je suis bien malheureux de n'avoir pas pu venir faire un petit tour à Pâques vers mon héros; tout indigne que je suis de paraître devant lui je me serais cru trop heureux, mais je mourrai fidèle envers lui à mon culte de latrie.

V.