8e Xbre 1776
Le Dragon peintre, si jouflu et si guai, Monsieur, m'a trouvé dans mon lit, n'aiant ni joue ni guaité, parce que la santé qui est la base de tout m'a abandonné absolument.
J'ai quatre vingt trois ans, et je vous répète que je suis inconsolable de mourir sans vous avoir vu. Vôtre gros garçon que vous demeurez dans la rue Taranne depuis très longtems. Ne soiez point étonné que je l'ignorasse. Il y a près de trente ans que je n'ai vu Paris, et je n'y ai jamais demeuré deux ans de suitte dans toute ma vie qui est assez longue. Je reviendrais volontiers y passer mon dernier quart d'heure pour avoir la consolation de vous entendre s'il était possible de passer ce dernier quart d'heure dans ce païs là; mais malheureusement il est fort difficile d'y vivre et d'y mourir comme on veut. Mon grand malheur a été que Ferney ne fût pas précisément sur vôtre route quand vous revintes de chez Catherine.
J'ai tâché de rassembler autour de moi le plus que j'ai pu de vos enfans, mais je n'ai pas toute la famille, il s'en faut bien, et où la trouver dans mes déserts? N'y a t-il point à Paris quelque typografe un peu habile, et bien assorti, à qui je pusse m'adresser, et voudriez vous avoir la bonté de me l'indiquer? J'avais autrefois un ami qui était le vôtre, et qui ne me laissait pas manquer mon pain quotidien dans ma solitude. Personne ne l'a remplacé, et je meurs de faim. Cet ami savait que nous n'étions pas si éloignés de compte, et qu'il n'eût fallu qu'une conversation pour nous entendre, mais on ne trouve pas partout des hommes avec qui on puisse parler. La multitude des livres nouveaux qui ne nous aprennent rien, nous surcharge et nous dégoûte. Le peu que j'ai lu de vous me rend prèsque tous les autres livres insipides. En un mot, Monsieur, vos ouvrages et vôtre personne causent mes regrets.
Extremum quod te alloquor hoc est.
v: t: h: o: sr.
V.
NB: on dit que vous n'aimez pas trop à écrire des Lettres. Cependant je vous prie de me répondre sur un objet qui en vaut la peine. On a imprimé à Paris chez Nyon les mémoires concernant l'histoire des sciences, arts, mœurs, usages des Chinois par les missionaires de Pekin. Le fond du livre est dit-on d'un Chinois nommé Ko, dérobé à ses parents par les jésuites dans son enfance, élevé à la maison professe de ces perturbateurs du genre humain. Il est rempli de leur esprit comme l'était Jean Chatel. Il parle des philosophes de Paris àpeuprès dans le goût de Palissot. Voicy ce qu'il dit, page 271, Nous brûlerions sur le champ cet ouvrage, si nous soupçonnions qu'il pût plaire par quelque endroit aux ennemis de la religion. Nous les avons vus de trop près pour ne pas les mépriser; nous les connaissons trop pour les craindre; et nous sommes trop sûrs de ce que nous avons avancé pour ne pas les braver.
Dans un autre endroit ils regardent comme un Saint martyr un prince du sang qui, séduit par les jésuites sur la fin du règne du Can-hy, se fit chrétien, vola toute sa famille pour enrichir une dévote des jésuites; se rendit coupable de mille actions infâmes, et à qui cependant, l'empereur Can-hy laissa la vie.
Tous ces drôles là restent impunément à Pekin sous prétexte qu'ils savent un peu de mathématiques, et qu'ils sont en possession de quelques héphémérides suivant les quels ils composent aisément l'almanac. Si on ne les prévient, ils feront un jour à la Chine ce qu'ils ont fait au Japon. On espère, dit-on, qu'on les fera connaître par le moien de la cour de Petersbourg.
Le vieux solitaire vous souhaitte une vie longue et heureuse, il n'a que la moitié de ce qu'il vous souhaitte.