1776-01-19, de Samuel Pechell à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Monseigneur le Chancelier me donne une Commission qui me fait autant de plaisir que d'honneur, en tant qu'elle me fournit une occasion d'écrire à Monsieur Voltaire.
C'est de vous détailler L'état d'un procès au sujet duquel vous Luy avés écrit. La quantité d'affaires, aussi bien du cabinet que du Siège Judicial, L'empêche de vous faire une réponse telle qu'il voudroit. Comme Il a déjà prononcé sur le droit des parties, et que ce qui reste à faire est à présent porté devant moy comme un des maitres en chancellerie, L'explication des causes de la lenteur des procédures est de mon ressort.

Je croyrois abuser de votre patience en vous détaillant ces procédures, si c'étoit une affaire politique: mais comme Il est possible, que quoy qu'au fait de notre Constitution, vous n'ayés pas eu le loisir d'approfondir les différentes manières dont s'administre la justice dans nos cours souveraines, je me hazarderay de faire une esquisse de celle dont se conduit la chancellerie. Les autres, par la généralité des Loix, et la précision des règles qui les gouvernent, sont restraintes au Jus Strictum, et au témoignage rendu de vive voix: dans un pays de liberté & Commerce où la Confiance a lieu, Il doit y avoir souvent telles Circonstances où cette roideur est nuisible. La Chancellerie n'estant point génée par cette précision, pouvant recevoir le témoignage par dépositions écrites, & Interrogeant les parties mêmes, remédie à ces inconvéniens, & par là mérite le nom de Cour d'équité. Les Fidéicommis, l'explication des testaments (dont les exécuteurs sont fideicommissaires), les affaires qui manquent de témoins, ou dont les témoins sont éloignés, sont naturellement du ressort de ce tribunal. L'action se commence par une plainte en forme de prière au Chancelier, qui Contient un Interrogatoire aussi bien qu'un narré des faits. Par ce moyen la vérité se découvre.

Il peut arriver que la réponse à cet interrogatoire suffit sans autre preuve: si non, les témoins sont examinés, et leur déposition rédigée par écrit; Si c'est dans Le Lointain, Le Chancelier nomme des commissaires pour faire cet examen. Les dépositions achevées, on plaide la Cause devant le Chancelier: qui décide sur le droit des parties. Mais comme Il ne sçauroit suffire à entrer dans le détail, Il le renvoye à ses assesseurs, qu'on appelle maitres en Chancellerie, qui font leur raport sur toutes les particularités. Sur ce raport le Chancelier prononce définitivement. Il est souvent nécessaire durant le cours de cette procédure d'avoir recours à des nouveaux témoignages & de nouveaux interrogatoires pour les parties.

Il y a des circonstances très curieuses dans le tout de L'affaire en question.

Madame Rawe, dont le testament ainsi que celuy de son mari ont occasioné le procès, étoit veuve d'un gentilhomme de Cornouaille, qui en mourant outre un Legs considérable luy donna la jouissance du reste de son bien sa vie durant. Vivant très petitement, au bout de plus de quarante ans de veuvage elle se trouva riche. Elle étoit catholique dévote. Les Jesuites qui malgré la sévérité de nos Loix, foysonnoient dans ce pays, s'impatronizèrent chez elle. Jamais la place n'étoit vuide: un directeur remplaçoit l'autre. Le dernier en action nommé Pointz exclut touts les parens. Elle fut long tems allitée: luy seul la soignoit: luy seul la voyoit: enfin elle mourut, Laissant tout son bien à la Société. Mais un tel legs fait directement auroit été caduc; le tour qu'on prit, fut de luy faire laisser tout son bien à deux personnes en qui Pointz se fioit. Le Legs paroissoit en pure propriété. Les expressions toutes simples ne portoient rien qui pût faire juger que c'étoit un fideicommis. Cependant Il étoit notoire qu'elle n'avoit que peu d'habitude avec ces gens: que Pointz seul l'avoit vûe, qu'il étoit Jesuite, et personne ne doutoit de L'intention du Legs. Mais comment prouver cela? Les parents intentèrent un procès Contre Pointz et les exécuteurs. Or dans le factum on déduisit Les artifices de La Société sans la nommer, & L'interrogatoire s'étandant sur toutes les circonstances du dessein & de L'inclination de la testatrice ainsi que sa connexion avec eux, & les raisons de sa Confiance, Ils ne purent s'empêcher d'avouer qu'elle ne doutoit pas qu'ils n'en fissent un bon usage. Le chancelier sentit que ce bon usage seroit de donner le bien aux Jesuites, et ordonna qu'ils fissent une réponse plus détaillée. Cet heureux succès fit peur à Pointz; on s'accomode & il ne retint que six mille Livres Sterling. Ceci se passa vers le temps que le parlement de Paris fulminoit contre La Société.

A l'égard de ce qui se conteste à présent devant moy, une partie du bien que Monsieur Rawe avoit laissé à sa femme sa vie durant consistoit en baux de certaines terres appartenant au Prince de Galles, Louées beaucoup sous valeur. Ces baux sont ordinairement de 21 an. Les possesseurs en payant une somme modique avant l'expiration du terme, font renouveller ou prolonger le Bail. Mad. Raw dans le cours de son veuvage avoit fait renouveller ces baux, prenant le nouveau bail en son nom. Si elle étoit morte avant L'expiration des anciens, Il est clair qu'ils auroient appartenu aux héritiers du mari: mais y ayant survécu, ses parents soutenoient qu'elle étoit propriétaire absolue des nouveaux, et que par conséquent ceux qu'elle possédoit à sa mort leur appartenoient. Les parents du mari soutenoient qu'ils ne luy avoient été octroyés qu'en vertu de la possession des anciens, et que comme elle n'étoit qu'usufructuaire de ceux ci sa vie durant, les nouveaux acquets devoient être sujets à la même condition que les anciens: Selon les règles de la Chancellerie Ils avoient raison: Le décret du Chancelier a été, que les nouveaux baux seroient censés une continuation des anciens; mais comme elle avoit de tems à autre payé des sommes considérables pour les renouvellements, ces sommes ainsi que les intérests seroient remboursés et comme d'autre part elle avoit affermé ces terres à des rentes moindres que La valeur, et pour s'en dédomager reçu des sommes en gros au commencement du bail qu'elle en faisoit, on feroit un calcul de ce qu'elle avait ainsi reçu.

La vérification de ces derniers payements a eu des difficultés. L'intérest de Mad. Raw étoit que Le vray produit de ces terres fût caché, par ce que la proportion des sommes qu'on luy demandoit pour les renouvellement étoit réglée sur la valeur du produit de ces terres. Par conséquent Il y a eu chicane, et nouvaux Interrogatoires. Cela allonge Les procédures; mais il faut non seulement rendre Justice, mais encore que les perdans ne puissent reprocher de n'avoir pas été pleinement entendus: Cela produit un abus, mais tel que Babouc y auroit trouvé de très bonnes choses. Ajoutés que la paresse, qui usurpe sur tous les desseins et toutes les actions de la vie, souvent engourdit les parties, & que quand elle est des deux Côtés, Les cours de Justice ne peuvent y remédier. A moins que l'une des parties ne demande mes ordres pour faire comparoitre L'autre, Je n'ay point droit de les donner. Dans le cas présent on se plaint de chaque côté, et avec raison. Les contestations ne sont pas encore finies; à présent ce sont les parents de Madame qui sont après de nouvelles preuves.

Voylà Monsieur L'état de ce procès. J'ay cru devoir m'étendre sur ce sujet, même au risque de vous ennûyer, souhaittant que la vérité paroisse à vos yeux. Le gros des hommes ne juge que par les apparences, c'est temps perdu que de lever le voyle. Mais il est de l'intérest des honnêtes gens, que Ceux qui ont des lumières et de la droiture soient au fait de leurs actions et motifs.

Quelque longue que soit déjà cette lettre, je ne sçaurois la finir sans vous parler du fû Comte de Bathurst, solus superabat Acestis. Il ne luy manquoit qu'un mois pour atteindre à sa nonante et deuxième année. Jouissant d'une santé non interrompue, et d'une gayeté à toute épreuve, Il passoit son temps depuis sept ans à sa maison de Cirencester, endroit qu'il avoit presque créé; le matin à cheval, et le soir dans les plaisirs de la société dont Il faisoit le délice; sa conversation aussi vive, son esprit aussi présent, et son humeur aussi enjouée que quand vous l'avés connu. Il n'a senti de diminution de ses forces, qu'à sa dernière année; et peu à peu, sans douleur ou dégoust, Il a vu venir sa fin avec la même hilarité dont il a jouy de la vie.

J'ay l'honneur d'être avec la plus haute estime

Monsieur

Votre très humble et très obéissant Serviteur

Sam Pechell